Des pas pressés se firent entendre dans le couloir. La porte s’ouvrit violemment et Bob se précipita dans la pièce. Son visage était tendu et angoissé. Il aperçut alors Jerry sur sa couchette, bien vivant.
— « Ouf ! » Il eut un petit rire et soupira en se laissant tomber dans un fauteuil en face de Jerry. « Eh bien, lieutenant, je ne puis vous dire combien je suis heureux de vous revoir. Je ne pouvais être sûr que vous étiez sorti de cette créature jusqu’à maintenant. Content que vous ayez réussi, lieutenant ! Drôlement content ! »
— « Cette créature dont vous parlez, » dit Jerry. « À quoi ressemble-t-elle vraiment ? »
Bob désigna le couloir d’un mouvement de tête. « Les autres la ramènent. J’ai pensé que vous voudriez y jeter un coup d’œil. » Des pas résonnèrent à nouveau dans le couloir. Bob se dressa et marcha jusqu’à la porte. « Attendez une minute, les gars, » dit-il. Puis il se retourna. « Jana, je pense qu’il vaudrait mieux que vous ne restiez pas ici. Ce n’est pas très beau à voir. »
Elle hésita puis sourit en secouant la tête. « Je veux rester. Ce ne peut être aussi laid qu’une mauvaise péritonite sur la table d’opération. Si je peux supporter ça sans m’évanouir, je peux tout supporter. »
Bob haussa les épaules. « Préparez-vous, chérie. Rappelez-vous que je vous aurai avertie. » Il se pencha au dehors. « O.K. Amenez-le. »
Les hommes d’équipage entrèrent lentement dans la pièce, l’air écœuré. Ils portaient une chose molle et visqueuse, sur un brancard fait de deux bâtons et de leurs vestes. Ils déposèrent leur fardeau sur le sol carrelé, devant le Zoologiste, et reculèrent en se frottant vigoureusement les mains sur leur pantalon, bien qu’ils n’aient pas touché le corps de l’être.
— « Le voilà, lieutenant, » dit Ollie Gibbs, « Très heureux de vous le laisser. »
Jana ne s’était pas évanouie, ce qui était tout à son honneur, mais elle était blême et gardait les lèvres serrées. Jerry examina la dépouille brûlée, depuis la gueule aux crocs acérés – qui mesurait bien cinquante centimètres de large – jusqu’aux cils grillés sous le corps flasque.
— « Sale bestiole, » dit le technicien. « C’est tout en gueule, visqueux et gélatineux. » Il eut un frisson. « Je me demande si les victimes ont senti ces mâchoires qui se refermaient ou si l’illusion a duré jusqu’à la fin ? »
— « Je ne crois pas que nous le saurons jamais, » dit Jerry.
« À moins que vous n’ayez envie d’aller tenir le rôle de la victime auprès d’un des frères de cette créature ? »
— « Non merci, lieutenant, » dit Bob tandis que Jana riait. « J’aimerais mieux être jeté dans l’hyperespace. »
— « Maintenant, » dit Jerry, « voici ce que nous allons faire pour nous débarrasser de ces êtres. Étant donné qu’ils prennent l’apparence la moins susceptible d’être attaquée, il va falloir les tromper. Avant que celui-ci se décompose, nous allons lui donner une charge électrique et stimuler artificiellement ses centres nerveux. Nous aurons alors l’indice exact de son impulsion-vie. Nous communiquerons ensuite le schéma au rayon-sonde et dirigerons cette impulsion sur la zone des mines. Les compagnons de l’être réagiront à l’impulsion en prenant la forme la plus sûre : la leur. »
— « Je comprends, lieutenant, » dit Bob. « Tous les mineurs pourront alors les voir tels qu’ils sont vraiment et les abattre. »
Jerry acquiesça. « Cela implique que les mineurs devront s’armer pour quelque temps. Mais cela vaut mieux qu’être dévoré par l’une de ces créatures. »
— « Vous êtes certain que la présence des mineurs ne déclenchera pas leur réflexe mimétique ? » demanda Bob, hésitant.
— « Pas si l’on met le rayon-sonde à pleine puissance, » répliqua Jerry. « L’impulsion-vie des mineurs sera couverte par notre émission artificielle. »
— « C’est bon, lieutenant, » dit Bob. « Je m’en occupe immédiatement. »
Jerry secoua la tête. « Inutile. Vous pourriez prendre un peu de repos, j’en suis certain. Demain matin il sera encore assez tôt. Pendant ce temps, vous pourriez raccompagner cette jeune fille chez elle. Et vous autres, » ajouta-t-il à l’adresse des hommes qui attendaient, « vous êtes libres également. »
Heureux de pouvoir s’éloigner de la créature, les hommes firent un salut réglementaire et quittèrent le solarium avec des murmures de soulagement.
Jana demeura silencieuse pendant un instant, regardant la créature aux étranges pouvoirs qui avait tué son père. Puis elle se tourna vers Bob.
— « Je pense que je vais aller rejoindre Jim, » dit-elle. « Je veux qu’il sache. » Elle regarda Jerry. « Je vous dois beaucoup. Nous vous devons tous beaucoup. »
Embarrassé, Jerry ne put que murmurer de vagues paroles et détourner les yeux. Le contact d’une bouche aux lèvres fraîches sur son visage le prit par surprise. Quand il se retourna, Bob et Jana étaient déjà dans le couloir.
Ce ne fut que lorsqu’il eut entendu se refermer la porte de l’ascenseur qu’il se dirigea vers le corps encore chaud de son adversaire. Il y avait sur son visage une expression de profonde pitié.
— « Eh bien, » dit-il doucement, « tu as perdu. La planète appartient aux envahisseurs. Une fois de plus, la Terre a triomphé de l’opposition. »
Il tendit la main et toucha la chose inerte. « Adieu, » dit-il. « Je suis navré. »
Il ne pensait pas à la menace qu’avait représenté la chose, ni aux mineurs disparus ou aux milliards d’investissements dans le présodynimium qu’il venait de sauver. Il pensait à une voix, une voix qui – même sans intelligence, même trompeuse – avait dit : « Pauvre Jerry… Repose-toi… Tu es en sécurité, ici…»
« Tu m’as vraiment eu pendant un moment, mon vieux, » dit-il. Puis il sentit ses yeux devenir brûlants. Il cligna des paupières et, très vite, quitta la pièce.
Dehors, le soleil avait un éclat rose sur le fond sombre du ciel. L’air était frais. Comme Jerry traversait la rue et se dirigeait vers le terrain, une silhouette surgit en courant et le rejoignit.
— « Une heureuse histoire, » dit Bob avec amertume. « Quand Jana a appris les nouvelles à son fiancé, ils se sont embrassés avec tant de force que je n’ai même pas attendu d’être présenté. Il a l’air d’un brave garçon. J’espère qu’elle sera heureuse avec lui. »
Jerry comprenait la déception du technicien mais il ne dit rien. Après un instant, Bob parut se résigner.
— « Lieutenant, » dit-il, « il y a encore une chose qui me tracasse à propos de cet être. »
— « Oh ! » dit Jerry en s’arrêtant. « Et quoi donc ? »
— « Comment la première robofusée a-t-elle pu ne pas le déceler en survolant la planète avant l’installation de la colonie ? »
— « C’est une question difficile, » dit Jerry. « Je crois en fait que le sondeur la repérait toujours quand elle était sous une autre forme. Et comme ses victimes appartenaient à cette planète, le rayon-sonde ne pouvait par conséquent que déceler des impulsions-vie déjà enregistrées. »
— « Quel idiot je fais, » dit Bob. « Cela paraît si enfantin quand vous l’expliquez. » Puis, comme Jerry s’éloignait, il s’écria : « Et ce wagonnet fondu dont parlaient les feuilles de traduction ? Était-ce réel ou non ? »