— Viens, profitons de ce qui reste de lumière pour prendre des photos de toi.
Nous avons enjambé la petite fenêtre, ce qui évitait de traverser toute la Casa. Dehors, derrière l’habitation, il y avait une sorte de petite terrasse baignée par l’ultime soleil de ce jour-là. J’ai réglé l’obturateur suivant les indications du marchand afin de prendre une image rapprochée de Marianne.
J’ai tiré la totalité du rouleau en changeant l’angle. Je choisirais la meilleure…
— Je partirai dès qu’elles seront tirées ! ai-je dit en fermant l’appareil.
— Je voudrais en ce cas qu’elles ne le soient jamais !
— Voyons, ma chérie, tu sais bien que c’est nécessaire ? Mais la séparation sera courte, je te le promets… Une semaine !
— Et que ferai-je pendant tout ce temps ?
— Tu m’attendras ici. Tu y as tes habitudes, ta chambre, la plage… On te connaît !
— Bon…
Ça m’arrachait l’âme d’avoir à la laisser. Moi aussi je me disais : « Et si tu ne la retrouvais pas ? »
Mais je repoussais cette idée de toutes mes forces. Rien ne pouvait plus nous séparer. J’irais jusqu’au bout !
Elle est allée mettre une jupe dans sa chambre. Je lui avais acheté beaucoup de vêtements de couleurs vives. Ça lui allait bien. Lorsque nous nous promenions dans Barcelone, les hommes lui faisaient de l’œil. L’Espagnol, si réservé avec les femmes de son pays, se montre plus que polisson avec les étrangères.
Lorsqu’elle est revenue, j’étais étendu sur mon lit, les mains derrière la tête, regardant une fissure en éclair au plafond.
Elle a murmuré :
— Tiens !
J’ai regardé. Elle venait d’apercevoir la boîte à violon posée près de mon chevalet.
L’instant était pour moi terriblement émouvant. Je retenais mon souffle, comme lorsqu’on surprend un somnambule dans une position périlleuse et qu’on craint de l’éveiller.
Marianne s’est baissée et a pris l’étui noir dont le ventre bombé luisait dans la pénombre.
Elle l’a ouvert et, d’un index caressant, a fait vibrer les cordes.
Je gardais mes paupières à demi closes pour ne pas la troubler. Elle a sorti l’instrument, a dégagé l’archet… Au geste qu’elle a eu pour mettre le violon sous son menton, j’ai compris qu’elle était une bonne exécutante. C’était un mouvement net et souple. Elle a tâté les cordes avec l’archet et a réglé les clés… Puis elle s’est recueillie un instant et, brusquement, avec une netteté déconcertante, elle a attaqué le concerto en ré mineur de Tchaïkovski… Alors j’ai sombré dans quelque chose que j’ignorais avant ce jour. Quelque chose qui ressemblait à de l’admiration et à du chagrin, quelque chose de flou…
Elle jouait avec un art consommé, la tête inclinée, les yeux mi-clos, ses cheveux tombant de chaque côté du violon…
J’ai passé un moment inoubliable à l’écouter. J’étais pétrifié par l’émotion. Derrière la vitre de la croisée, le visage soufflé de Tejero est apparu. Il avait des yeux lourds de dévotion.
Quand elle a eu terminé ce morceau, et avant que je puisse proférer le moindre mot, elle a poursuivi par une sérénade de Mozart, la Petite Musique de nuit, je crois, et ç’a été comme si on me versait le ciel dans l’oreille.
Il me semblait impossible que cette musique n’évoquât aucun souvenir dans sa pauvre tête sans mémoire… Du moment qu’elle jouait par cœur des partitions, c’est qu’elle les voyait imprimées devant ses yeux. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne retrouvât pas, plus ou moins confusément, l’atmosphère du lieu où elle les avait apprises et la silhouette du maître qui les lui avait enseignées.
Elle s’est arrêtée, soudain, en plein morceau.
— Continue ! ai-je supplié.
Elle a secoué tristement la tête.
— Je ne me souviens plus…
— Mais puisque tu as joué jusqu’à présent…
— J’ai joué comme ça… Et puis j’ai eu un coup de noir… Tout s’est brouillé…
Tout en parlant, elle rangeait le violon dans sa boîte.
— Il est à toi, Daniel ?
— Non… À toi ! Je te l’ai acheté tout à l’heure à Barcelone.
— Quelle idée ! Comment pouvais-tu savoir que je jouais ?
J’ai hésité.
— Écoute, Marianne, lorsque je t’ai renversée avec ma voiture, tu tenais une boîte à violon sous le bras !
— Moi ?
— Oui… L’instrument a été pulvérisé par le choc… Je t’en ai offert un autre pour que…
— Tu as pensé que ça allait déclencher quelque chose dans ma tête ?
— Je… oui, je crois que j’ai fait ce calcul…
Elle s’est assise près de l’étui noir et l’a caressé du bout des doigts. Elle réfléchissait.
— Effectivement, a-t-elle murmuré, ça a fait naître une image.
J’ai passé ma main sur mes yeux. J’avais à la fois peur et soif de savoir. Elle ne parlait plus et j’ai glapi :
— Vas-y, dis-le !
— Quoi, Daniel ?
— Ce que tu vois… La fameuse image…
Elle a placé sa main en écran devant ses yeux.
— Je vois une fenêtre… avec des rideaux brodés… L’espagnolette représente une tête de lion avec la gueule ouverte… Derrière la fenêtre, il y a une grosse branche d’arbre qui bouge doucement…
— Et puis ?
Je l’avais saisie par le poignet et je la secouais. Quand je l’ai lâchée, elle avait la main toute blanche. Je l’ai prise pour la porter à mes lèvres.
— Dis, et puis, Marianne, que vois-tu encore ?
— C’est tout…
— Comment, cette musique n’évoque pour toi qu’une fenêtre ?
— Oui. Parce que je jouais devant cette fenêtre…
— Fais un effort !
— Non… C’est inutile, je te dis que j’ai du ciment dans le crâne… Et puis, je ne tiens pas à me souvenir, je te le répète…
La visage de Tejero avait disparu de la croisée. Nous sommes partis pour le village afin de faire développer le rouleau de pellicule.
11
Les photos étaient bonnes et je suis parti le surlendemain dans la nuit. Comme une séparation en règle nous eût été pénible, j’ai filé au moment où s’endormait la Casa Patricio.
J’avais préparé une lettre pour elle que j’avais remise à son intention à la mère Patricio en même temps que de l’argent pour nos pensions. Dans cette missive, je lui faisais des recommandations au sujet de sa vie à la Casa pendant mon absence et naturellement je lui écrivais de ces choses folles qu’on écrirait avec son sang quand on aime.
Ma voiture était dans le chemin, je l’y avais conduite après le dernier bain, tandis que Marianne se changeait dans sa chambre. Aussi, sur le coup de deux heures, je suis sorti de la mienne par la fenêtre et j’ai gagné l’auto.
En ouvrant la portière, j’ai eu un haut-le-corps. Marianne était là, sur le siège avant. Dans l’ombre, son regard brillait étrangement.
Elle m’a souri.
— Je savais que tu allais partir cette nuit, Daniel…
— Mais comment ?
— Oh, ça n’a rien de sorcier. Je t’ai vu sortir l’auto du hangar ce soir… Alors j’ai compris que tu voulais t’en aller sans rien dire, pour nous éviter de pleurer… tu avais sans doute raison… Mais je ne pleurerai pas… Je voulais te dire quelque chose avant de nous séparer…