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— Elle avait un amant, le vieux Bridon… un porc, cet homme… Vicieux et tout  ! C’était des scènes épouvantables devant la gamine quand la mère avait bu… Notez que Mme Renard ne l’aimait pas, seulement il les faisait vivoter… Une nuit, dans une crise de… attendez, je me rappelle plus comment on dit…

J’ai balbutié.

— D’éthylisme.

Ça m’a valu la considération de la voisine.

— Oui, c’est ça… Albertine (donc la mère de Marianne) s’est lancée de la fenêtre que vous voyez là…

Son doigt noué par les rhumatismes a montré une croisée de la maison d’en face.

— On l’a trouvée au matin sur le trottoir… Elle vivait encore… Mais elle est morte à l’hôpital… Le vieux Bridon a continué de venir et ç’a été la petite qui lui a servi de maîtresse. Vous me croirez si vous voulez, mais cette espèce de… lui a fait un enfant  ! À son âge  ! Marianne ne sortait presque plus, sauf pour les commissions où je la rencontrais. Et encore, il lui faisait une scène quand par hasard il venait et qu’elle n’était pas là… Il la battait… J’entendais les cris et j’avais chaque fois envie de prévenir le commissariat… Seulement vous savez bien ce que c’est, hein  ? Dans ces petits pays, après ça se retourne contre vous… La pauvre Marianne n’avait que son violon… Elle jouait toujours… Je crois qu’elle ne s’occupait pas du petit… C’était autant dire un petit animal qui ne franchissait pas le portail…

Elle s’est arrêtée.

— Vous pleurez  ? a-t-elle remarqué.

— Il y a de quoi, non  ?

— Oui… Quand je voyais Marianne et que je lui parlais du vieux, elle me disait toujours qu’il allait l’emmener en Espagne. Elle ne pensait qu’à ça… Ça tournait à l’idée fixe…

J’ai coupé  :

— Avez-vous eu l’impression qu’elle… qu’elle n’était pas tout à fait normale  ?

— Comment ça  ?

Pour toute réponse je me suis frappé la tempe…

— Oh  ! ça…

Elle a envisagé la question comme si c’était la première fois qu’elle lui était soumise.

— Peut-être bien. Elle était triste à pleurer, mon bon monsieur. Elle parlait, d’une voix blanche sans que son visage bouge. Ça me fendait l’âme…

— Et puis  ?

— Il y a un mois, un matin, au laitier… Parce qu’ici, comme c’est un peu retiré, le laitier fait sa tournée… Elle lui a dit qu’elle ne prendrait plus de lait vu qu’elle partait en Espagne. Je lui ai demandé, manière de causer, si elle partait seule, elle m’a répondu que non, qu’elle s’en allait avec Bridon et l’enfant…

— Et puis  ?

— Et puis je ne l’ai plus revue… Quand je me suis levée, le lendemain, tout était fermé en effet.

Maintenant je savais. La vérité dépassait en tristesse tout ce qu’on pouvait imaginer. C’était l’histoire la plus navrante, la plus sinistre que j’avais jamais entendue. Et cette histoire était celle de la femme que j’aimais.

J’étais las. Je l’ai constaté brusquement. Las de mendier le passé de Marianne aux passants…

— Vous partez déjà, monsieur  ?

— Il le faut….

Je me suis encore arrêté devant la grille rouillée. Un silence étrange planait sur le jardin inculte… Je me suis collé contre le portail. J’ai senti qu’il bougeait. Un coup d’œil à la maison de la vieille. Elle n’était pas à sa croisée. Elle m’avait raccompagné jusqu’à sa porte et, comme elle se traînait au lieu de marcher, elle n’avait pas eu le temps de regagner son poste d’observation. Alors j’ai tourné le loquet de la porte de fer et je suis entré dans la propriété.

17

Cela sentait la mort. Ou plutôt, le cimetière, ce qui revient au même. Oui, c’était bien l’odeur prenante, envahissante et triste de ces sortes d’endroits. Une odeur de base de végétaux pourris. L’herbe et les ronces recouvraient la totalité du jardin. Des plants d’iris étouffés mouraient sous les moellons d’un mur qui s’écroulait. Une balançoire rompue pendait par une seule corde de la branche basse d’un pommier…

J’ai marché lentement, à travers ce qu’on découvrait de l’allée jusqu’au perron moussu. Cette fois j’y étais, dans le passé de Marianne. C’était toute sa mémoire que je foulais d’un pied furtif…

J’ai gravi le perron. La porte était à deux battants dont la partie supérieure était vitrée. Derrière les vitres se trouvait une grille ouvragée. J’ai mis la main sur la vitre, près du loquet. Je ne sais quelle force sournoise me poussait. J’ai senti frémir la vitre. Elle n’avait plus de mastic et les petits clous qui la maintenaient encore étaient rouillés.

Je n’ai eu qu’à accentuer ma pression pour que la vitre cède. Elle n’est pas tombée à cause de la petite grille. J’ai passé la moitié de la main à l’intérieur, cela suffisait pour que je puisse saisir le bouton du verrou. En m’y reprenant à plusieurs reprises, je suis parvenu à le tourner. La porte s’est ouverte.

J’ai mis le pied dans un corridor décrépi, suintant d’humidité. Ainsi c’était donc là le décor pitoyable de sa vie engloutie  ?

Il y avait de quoi hurler. C’était Huis Clos, en plus simple, en plus tragiquement banal.

J’ai ouvert une porte. Elle donnait dans un salon. Mais quel salon  ! La tapisserie partait en longs copeaux frisés. Ce qui adhérait encore au mur était cloqué et pisseux. Je me suis planté devant la fenêtre. Il y avait un pupitre à musique. Une partition de Tchaïkovski s’y trouvait étalée. Je vis aussi que l’espagnolette de la croisée représentait un lion ouvrant la gueule.

C’était dans cette pièce que Marianne jouait… Je savais que si je poussais les volets j’apercevrais une branche d’arbre juste devant la vitre… Je me suis abstenu à cause de la vieille qui devait avoir rejoint sa base.

La pièce en face était une salle à manger meublée de façon rococo. Je n’y suis même pas entré. Ce que je voulais voir, c’était une autre pièce plus cruelle  : la chambre  ! La chambre où s’étaient accomplies les horribles fornications du vieillard lubrique.

Après, je le savais, je pourrais récupérer un peu, repartir pour la Casa Patricio et l’affronter, gonflé non seulement de mon amour, mais surtout d’une immense pitié.

Un escalier gémissant prenait au fond du couloir. Je l’ai gravi. À mesure que j’escaladais les marches, j’avais le nez et le fond de la gorge pincés par une affreuse odeur que je ne parvenais pas à situer. J’en conclus que Marianne, en partant, avait oublié quelque part des denrées périssables…

Sur le palier du haut, deux autres portes se proposaient à mes investigations. J’en ai ouvert une. Et alors j’ai compris qu’elle ne donnait pas sur une chambre à coucher, mais sur l’enfer lui-même  !

Il manquait deux lattes aux volets à claire-voie et la pièce baignait dans une lumière d’aquarium. Sur le lit gisait un cadavre. Celui d’un vieillard. La décomposition avait commencé son abominable ouvrage… Les draps, sous lui, étaient marron. Je vis qu’il s’agissait du sang qu’il avait perdu et qui, depuis, avait séché. Il portait d’affreuses entailles à la gorge et au bas-ventre. Elle s’était acharnée sur lui avec une sauvagerie de démente. J’aperçus, sur la descente de lit, une dague ancienne dont la lame était tordue. C’était avec ça qu’elle l’avait tué.

18

Les rares personnes qui ont un jour buté sur un cadavre, et qui prétendent avoir eu peur, mentent. Je sais que j’ai ressenti une foule de sentiments multiples en découvrant la carcasse de Bridon, mais la peur ne figurait pas parmi eux. Ce que j’éprouvais, c’était surtout une stupeur indicible, et pas mal d’écœurement. Il y avait de quoi… La pestilence du cadavre était telle que je me suis reculé pour vomir. Je ne pense pas qu’on puisse voir une chose plus répugnante que ce mort bedonnant, aux chairs mutilées et verdâtres.