Выбрать главу

En reculant j’ai avisé un berceau, derrière la porte. Un petit lit, plutôt, mais garni d’un grand voile de mousseline blanche… Je ne sais pourquoi j’ai soulevé le voile. Dans certains cas on obéit à des réflexes incontrôlables. Maintenant je sais bien que je n’oublierai jamais la vue de ce petit être mort. Il ne portait aucune plaie et avait dû périr d’inanition.

Un moment j’ai fermé les yeux. Je ne croyais plus en la réalité. Elle était trop forte pour un homme. Elle faisait sauter mon système nerveux, comme un courant trop fort fait fondre un fusible trop mince.

Je suis sorti en titubant. J’ai tiré violemment la porte. Non, je n’en pouvais plus. Il m’était impossible de supporter cette vision dantesque plus longtemps.

J’ai descendu l’escalier en m’agrippant à la rampe. Parvenu au bas, je me suis assis sur la dernière marche. La tête me tournait. L’odeur de la chambre m’avait grisé comme de l’alcool. Elle était entrée en moi et je pensais ne jamais pouvoir m’en débarrasser. Les paroles du médecin de Barcelone me sont revenues en mémoire. «  Il n’est pas certain que ce soit le choc qui l’ait mise dans cet état… Peut-être avait-elle déjà perdu la mémoire avant.  »

Au lieu de reporter l’horreur qui me faisait trembler sur Marianne, je sentais monter au contraire ma pitié pour elle. Cette pauvre créature séquestrée, violée, avait droit à toutes les circonstances atténuantes. Peu à peu elle avait perdu la raison, pas exactement la raison, plutôt la notion des réalités. Elle avait laissé s’anémier son bébé, puis ne s’était plus occupée de lui. L’enfant était mort… Un jour, alors que le vieux Bridon venait s’assouvir, elle avait eu une crise de folie furieuse et l’avait assassiné. Puis elle avait pris son violon…

L’Espagne  !

Ç’avait été ses premières paroles à Castelldefels  : «  J’ai toujours rêvé de connaître l’Espagne.  »

Pourquoi l’Espagne  ? À cause du soleil, de la lumière… Dans cette sinistre maison pleine d’ombres et de courants d’air glacés, elle rêvait déjà de la Casa Patricio sans la connaître. Elle la devinait. Et sûrement rêvait-elle aussi d’un type comme moi  : jeune et puissant, qui la prendrait contre sa poitrine velue… Qui la laverait des caresses obscènes du vieux…

Oui, en moi elle aimait un amant attendu depuis toujours. Mais comment diantre était-elle parvenue jusqu’à Barcelone  ? Ce mystère ne serait jamais éclairci…

Je me suis levé. Les deux morts, au premier, constituaient la plus insoutenable des présences. Le père et le fils… Elle avait dû haïr cet enfant qui était une continuité de l’éternel Bridon  ! Jamais Zola n’avait imaginé histoire plus sordide que celle-là.

J’ai fait quelques pas jusqu’au perron. L’odeur de cimetière s’expliquait maintenant. Comme je refermais la porte, la grille de l’entrée a grincé. Je me suis vivement retourné. Un homme fort, vêtu d’un imperméable beige, venait d’entrer. Et il n’y avait pas besoin d’être très affranchi pour voir que lui, au moins, était un flic  : un vrai  !

19

La notion du péril a chassé mon hébétude. J’ai pris un air dégagé.

— Qui êtes-vous  ? m’a-t-il lancé.

Il aboyait au lieu de parler.

— Je suis inspecteur de la Sécurité Sociale…

J’ai montré la maison.

— On entre ici comme dans un moulin, dites donc… Et pourtant il n’y a personne.

— Vous êtes sûr  ?

— Je viens de faire le tour du propriétaire…

J’ai feint la candeur.

— Vous êtes de la maison  ?

— Non, j’appartiens au commissariat. J’enquête sur la disparition de quelqu’un…

Mon sang est devenu plus froid qu’une eau de source.

— Quelqu’un d’ici  ?

— Oui… Bridon… Son fils ne l’a pas revu depuis un mois…

— Sans blague  ! Il est peut-être en voyage  ?

— Impossible, il n’a fait aucun retrait d’argent à la banque…

Puis, s’apercevant qu’il révélait des secrets professionnels à un simple quidam, il a haussé ses larges épaules.

— On le retrouvera…

Il a passé devant moi et s’est mis à gravir le perron. J’avais un carillon dans les oreilles et des flammèches rouges dansaient devant mes yeux.

J’ai croassé  :

— Il n’y a personne, vous savez, c’est pas la peine de vous donner ce mal…

— Je vais tout de même regarder.

Rien à faire  ! C’était un consciencieux.

J’ai parcouru l’allée tapissée d’herbes folles. Lorsque j’ai eu franchi la grille, je me suis mis à courir comme un fou jusqu’à ma voiture. Mon cœur semblait s’être décroché et il se baladait en liberté dans ma poitrine comme le pois sec d’un sifflet.

Je n’avais pas une grande avance sur le flic  ! D’ici quatre minutes il allait découvrir les deux cadavres et ça allait faire du remue-ménage dans le quartier  !

J’ai regagné Paris à une folle allure. J’ai remisé ma voiture dans un box que je louais au mois, chez un marchand de charbon, et je me suis terré dans mon atelier.

J’avais un fond de whisky dans un placard, je l’ai bu à la bouteille. Mais l’alcool n’a fait que renforcer mes nausées. J’ai dû m’étendre sur mon divan et fermer les yeux pour calmer le vertige qui me soulevait le cœur.

Je suis resté longtemps, abîmé dans cette nuit volontaire, aux prises avec une foule de pensées affolantes. Puis ça s’est un peu calmé et j’ai repris le contrôle de mon être.

Maintenant il n’était plus question d’attendre le bulletin de naissance et de faire établir le faux passeport. Le temps pressait. On allait diffuser le signalement de Marianne. L’inspecteur donnerait le mien par la même occasion et ce serait la fin. Moi, bien sûr, je ne risquais rien, mais elle risquait tout  !

Les autorités espagnoles auraient communication de son signalement puisque par malheur elle avait parlé de l’Espagne autour d’elle. À Barcelone on établirait une corrélation entre cet avis de recherche et la déposition que j’avais faite… Je devais donc la rejoindre coûte que coûte et lui trouver une cachette sûre en Espagne… Si je n’y parvenais pas, ce serait pour elle le pénitencier ou le cabanon.

J’ai failli aller reprendre ma voiture. Je me suis dit que le numéro en serait communiqué par la suite et que ça deviendrait une sérieuse entrave en Espagne. Alors j’ai décroché mon téléphone pour retenir une place dans l’avion de Barcelone. L’employé m’a demandé mon numéro de passeport. En le lui donnant, j’ai blêmi  : il me fallait un nouveau visa et ça demanderait du temps  !

Je me suis précipité dans la rue. J’ai couru jusqu’à ma banque et j’ai retiré de mon compte tout l’argent qui s’y trouvait. Je ne savais pas encore comment je le passerais, mais je comptais sur l’inspiration du moment.

Il n’était plus question de la villa des Gros-Murs et de ses pitoyables occupants. L’imminence du danger me talonnait. Je ne disposais que de quelques heures. Passé ce délai, il serait trop tard. Nanti de mes économies, je me suis rendu au consulat d’Espagne. Il y avait foule. J’ai fait passer ma carte au consul en mentionnant que je venais de la part de Jaime Galhardo, le chef de la nouvelle école de peinture espagnole.