Il m’a reçu immédiatement, avec bienveillance. Je lui ai dit que j’arrivais d’Espagne, que j’avais laissé là-bas ma fiancée et qu’un télégramme m’apprenait qu’elle avait été frappée de péritonite dans la nuit. Je voulais la rejoindre, seulement il me fallait un nouveau visa et…
Trois heures plus tard, je prenais place dans l’avion.
QUATRIÈME PARTIE
20
Il faisait une nuit superbe à Barcelone. Les lumières de la ville criblant la terre formaient sous l’avion un immense schéma en pointillés de feu.
Sur la gauche, je voyais la mer, pâle et scintillante à l’infini. Et je me suis senti soulagé. C’était l’Espagne… L’Espagne, noble et frénétique qui m’attendait, qui me rassurait.
Il y avait des cars pour Barcelone à l’aéroport. Mais comme Castelldefels était situé dans la direction opposée et à une faible distance, j’ai frété une voiture particulière pour m’y rendre. J’avais tout mon argent. Pour le passer, je l’avais glissé entre les pages d’une grosse revue que j’avais gardée négligemment sous mon bras.
L’auto qui m’emmenait était un vieux véhicule de marque française comme on en trouve encore dans nos campagnes, avec l’arrière muni d’un plateau pour servir la camionnette. Là-dedans, je sentais violemment tous les trous de l’autoroute. À mesure que nous approchions de la Casa Patricio, un effroi insupportable grandissait en moi. Je l’avoue, j’avais peur. Peur de la retrouver en sachant qui elle était ou, du moins, qui elle avait été. Je réalisais que c’était une criminelle. Ou une folle homicide, ce qui était pire dans un sens.
Je pensais au regard qu’elle avait sur mon tableau. Comme il était étrange que mon œil d’artiste ait saisi inconsciemment ce qui avait échappé à mon œil d’homme. J’évoquais le jour où, sur la plage, elle avait arraché l’aile de l’insecte… Était-ce un instinct qui sommeillait en elle et la poussait à ces gestes cruels ?
J’en étais là de l’affreux dilemme lorsque le vieux tacot s’est engagé dans le chemin cahoteux conduisant à la plage.
Le chauffeur s’est arrêté près du hangar de roseaux. Je l’ai payé. Puis j’ai pris ma valise et, sans songer à répondre à son adieu, je me suis dirigé vers la Casa.
C’est elle que j’ai aperçue en premier. Elle était assise au bas de la terrasse, près d’une énorme plante grasse. Elle portait une jupe rouge que je lui avais achetée. Elle avait le menton sur ses genoux et les bras noués autour de ses chevilles. Elle regardait la mer éteinte, sans broncher. Jamais je ne l’avais vue aussi belle. Le léger vent de nuit faisait voleter ses longs cheveux. Sur la terrasse, la señora Rodriguez tricotait en attendant le samedi suivant qui amènerait un mâle dans son lit. Non loin de là, Tejero, assis à même le sol, psalmodiait un air navré et Mister Gin continuait sa ronde d’ivrogne digne dans le réfectoire désert.
J’ai écrasé une brindille et Marianne a tourné la tête. Elle a reçu la lune en plein visage. On eût dit qu’une lumière sulfureuse l’éclairait.
— Daniel !
La joie la faisait chanceler. Ses dents claquaient comme si tout l’hiver de la Sibérie venait de lui choir sur le dos.
Brusquement, l’odeur de sa maison est sortie de moi. Depuis le matin je la portais comme une monstrueuse charogne. Oui, tout a été pur, lavé, net… à sa semblance. Il y a eu Marianne… Une jeune fille neuve ! Vous comprenez ?
J’ai laissé tomber ma valise sur les feuilles épineuses et épaisses des plantes grasses. Je l’ai prise contre moi… Je ne voulais plus penser à autre chose. Je l’avais retrouvée, telle que je l’avais laissée, et cela seul avait de l’importance.
— Marianne…
Je mangeais sa bouche, ses dents crissaient sous les miennes, son souffle embrasait mon visage… Son odeur à elle, sa tendre odeur de femme m’apportait la rédemption que je n’osais espérer.
— Comment es-tu revenu ?
— En avion…
— Tu ne pouvais pas vivre loin de moi, n’est-ce pas, Daniel, c’est bien ça ?
— Oui, Marianne, c’est bien ça…
— Oh ! mon amour…
Nous n’avions pas la force de rire ou de pleurer. Notre bonheur était si total qu’un grand silence doré s’appesantissait sur nous.
Tejero s’est levé en geignant. Il m’a salué de son air morne de type suprêmement indifférent.
Il a fait avec la main le geste qui signifie manger en le corsant d’une interrogation muette. Ça m’a rappelé que je n’avais rien pris de la journée et que je grelottais de faim.
— Si, Tejero…
On m’a servi des beignets froids que j’ai trouvés délicieux. Marianne me regardait manger d’un œil attendri.
— Tu as pu trouver des papiers ?
J’ai menti.
— J’ai fait le nécessaire… On me les enverra.
— Quand partirons-nous ?
— Bientôt…
Tout en mastiquant, je la contemplais. Se pouvait-il que cette magnifique créature fût une criminelle ?
Mon premier élan de joie calmé, la notion du danger me revenait.
Je ne pouvais pas vivre en extase devant cette femme dans l’attente de l’irrémédiable. Je savais que, si dans son autre vie elle avait été conduite au meurtre, il ne restait plus rien en elle de ses actes passés. Elle s’en était libérée. Ils étaient tombés d’elle comme des fruits pourris. Et maintenant un sang nouveau irriguait ses veines… Seulement la police ne tiendrait aucun compte de cette régénérescence.
Elle était en train de tisser sa gigantesque toile pour capturer une meurtrière. Les journaux devaient s’en donner à cœur joie. Elle aurait été acquittée pour l’assassinat de Bridon, mais on ne lui pardonnerait pas la mort de son enfant. On devait l’appeler la marâtre de Saint-Germain, l’Ogresse, ou quelque chose du même tonneau.
En passant en Espagne, j’avais accentué la marge me séparant de la police. Le temps que tout se mette en branle par-delà les Pyrénées, je pouvais bénéficier d’un répit d’au moins quarante-huit heures… Je devais donc le mettre à profit… Chaque minute comptait… J’ai eu envie de filer tout de suite, mais je me suis ravisé. Je ne disposais d’aucun moyen de locomotion. Et puis, je ne pouvais entraîner Marianne en pleine nuit sans lui fournir d’explication.
J’ai appelé Tejero, d’un geste… Il est arrivé, en traînant ses espadrilles disloquées.
— Mañana Montserrat…
C’était l’excursion type, celle que faisaient tous les touristes séjournant dans la région de Barcelone.
— Si…
Je lui ai expliqué que ma voiture était en panne et que le patron devrait nous emmener de bonne heure jusqu’à la gare.
— Si…
Ceci réglé, je me suis levé et Marianne m’a suivi dans ma chambre.
Elle s’est assise sur mon lit. Il y avait si peu de place dans cette cellule qu’il fallait commencer par là. Elle s’attendait à ce que je la rejoigne, mais je n’avais pas envie d’elle. Je l’aimais d’un amour plus spirituel qu’avant, d’un amour plus chaste qu’au début de notre vie commune.
— Tu sembles peiné, Daniel…
Elle m’observait d’un œil surpris et triste.
— C’est la fatigue, mon amour… Rends-toi compte…