— Oui, c’est vrai… En ce cas, nous ne devrions pas faire d’excursion demain…
— Si…
— Tu ne crois pas que nous serions mieux ici, sur la plage, tous les deux ?
Ça me flanquait un cafard monstre. J’étais profondément navré de devoir quitter la Casa Patricio.
— Écoute, je tiens à partir d’ici, Marianne… Ne me pose pas de questions, je t’expliquerai plus tard…
Elle a eu envie d’insister, puis, devant ma pauvre figure ravagée, s’est abstenue…
Le violon était sorti de sa boîte. Elle a suivi mon regard…
— Quand tu n’étais pas là, je venais jouer ici… C’était une façon merveilleuse de me rapprocher de toi…
Elle a saisi l’instrument. J’ai revu le salon fané de la rue des Gros-Murs, la gueule de lion de l’espagnolette, les rideaux à grille…
— Laisse ça, Marianne !
Elle a reposé le violon. Quand elle s’est retournée vers moi, des larmes brillaient dans ses yeux.
— Daniel, a-t-elle balbutié, est-ce que… est-ce que tu ne m’aimes plus ?
C’était cela qu’elle devait dire. Bon Dieu si, je l’aimais ! Je l’aimais à en perdre la raison, à en crever ! Voilà… À en crever ! Maintenant je comprenais la valeur de cette expression.
Je me suis jeté sur elle comme un fauve. J’ai arraché sa jupe, son corsage et je l’ai crucifiée sur ce lit.
21
Après cette étreinte éperdue, nous sommes restés comme deux gisants. La Casa était devenue silencieuse et le « floc » de la mer avait repris possession de l’univers… De temps à autre, Tricornio, le chien jaune, aboyait à la lune. Par la fenêtre, je voyais, à la renverse, un ciel bleu qui ne ressemblait pas à un ciel de nuit. J’avais un sentiment de sécurité, à cause du bruit de la Méditerranée. Il me donnait la réconfortante impression d’être perdu au fin fond du monde, dans un pays hors de toutes les atteintes.
Marianne s’est mise à parler.
— Tu ne sais pas, Daniel ?
Sa voix était venue de très loin. Je croyais l’entendre au travers d’une vitre…
— Non ?
— Lorsque je joue du violon, la mémoire me revient.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Je m’étais penché sur elle. Je serrais si fort les dents que mes mâchoires me faisaient très mal.
— Qu’as-tu ? a-t-elle balbutié… Daniel ! Tu me fais peur… Je n’aime pas ces yeux-là… Il y a du sang dedans !
Du sang ! Elle en avait plein ses mains, la pauvre petite ! Et elle l’ignorait.
— Excuse-moi, Marianne… Mais je t’aime tant que je suis jaloux pour ainsi dire de ta vie passée.
— Jaloux ?
— Oui, c’est bête, n’est-ce pas ?
— Non, je te comprends…
Elle a noué ses bras autour de mon cou.
— Tu sais, il n’y a pas de quoi, car je ne me rappelle pas grand-chose.
— De quoi te souviens-tu ?
Elle a fermé les yeux pour mieux se recueillir.
— Voilà… Tu sais, la fenêtre avec la gueule de lion ?
— Oui, Marianne, je sais !
— Derrière il y a la branche…
— Oui…
— Eh bien, quand je m’approche, je vois une balançoire attachée à l’arbre… C’est curieux, non ?
— C’est qu’il y avait une balançoire, Marianne… Et puis, que vois-tu encore ?
— Je vois une femme avec la figure rouge qui passe, lève la tête et me sourit…
J’ai aussitôt pensé : « Sa mère. »
— Et… c’est tout ?
— Non… J’entends aussi…
— Tu entends quoi ?
— Pendant que je joue, au-dessus de ma tête il y a un enfant qui pleure.
J’ai fermé les yeux. Une nausée s’enroulait dans ma gorge.
— Et ça me gêne pour jouer…
— Ah oui ?
— Oui… Toutes les fois je bute sur ma partition… Je ne parviens pas à la déchiffrer… Ma main tremble en tenant l’archet.
J’ai remarqué que de la sueur humectait son front. Elle revivait ces bribes du passé avec tant de force qu’elle en était littéralement épuisée.
— Tu ne revois rien d’autre ?
— Non…
— Eh bien, tâche d’oublier ça… N’insiste pas…
— Oui, Daniel…
— Ne pense plus qu’à nous, tu veux bien ?
— Oh, je ne demande pas mieux…
Je l’ai embrassée et nous avons fini par nous endormir. Avant de s’engloutir dans le néant réparateur elle a pris ma main à tâtons.
J’ai frissonné, car sa main à elle était froide comme la mort.
22
Lorsque je me suis éveillé, ma montre disait sept heures… C’était le moment de filer. J’avais un grand sac de bain dans lequel j’ai glissé mon costume d’alpaga. Après m’être rasé, j’ai revêtu un pantalon de lin et un sweater bleu. Puis j’ai mis mon fric dans ma trousse de voyage et la trousse dans le sac. Ensuite, j’ai secoué Marianne.
— Debout, paresseuse…
Quand elle dormait, elle était plus angélique que lorsque ses grands yeux bleus se posaient sur moi. Ça m’a fait triste de l’arracher au sommeil.
Elle a eu un soupir et un léger sourire s’est dessiné sur son visage.
— Tu es là, Daniel ?
— Oui, ma chérie…
— Tu me le jures ?
— Regarde !
Elle a ouvert les yeux.
— Merci…
Et nous avons commencé cette journée exactement comme si, en effet, nous partions en excursion, alors qu’en réalité nous fuyions.
J’avais eu raison de ne pas prendre ma voiture, pourtant l’absence de véhicule me handicapait. J’avais pris l’habitude de me servir de mon auto comme de mes jambes et je me sentais infirme sans elle.
Le père Patricio nous a conduits à la gare dans sa petite voiture de livraison à trois roues.
En nous quittant, il m’a demandé :
— Ce soir ?
— Non : mañana !
J’ai montré mon chevalet que j’emportais…
— Peinture… Montserrat !
— Si…
Une poignée de main quotidienne, et le fil était rompu. Nous étions, Marianne et moi, deux fugitifs, mais elle l’ignorait.
Au lieu de prendre le train pour Barcelone, comme nous aurions dû le faire si effectivement nous nous étions rendus à Montserrat, nous sommes ressortis de la gare pour monter dans le car de Sitges.
— Nous ne prenons pas le train ? s’est étonnée Marianne.
— Non, je viens de penser que c’est un affreux tortillard qui s’arrête à tous les tournants de la voie… Nous serons mieux dans l’autobus…
Une fois à Sitges, j’ai déniché un autre car pour Vendrell. Puis, de là, nous en avons pris un troisième pour Tarragona. La surprise de Marianne était croissante.
À un certain moment, dans l’abri d’une gare routière, elle s’est arrêtée devant une carte d’Espagne étalée sur le mur.
Elle s’est retournée vers moi, un peu pâle.
— Voyons, Daniel, nous tournons le dos à Montserrat…
— La belle affaire… Nous irons là-bas un autre jour… Je trouve le littoral plus agréable, pas toi ?
— Si… Mais avons-nous besoin de prendre des cars et des cars ? Ça va être un vrai voyage pour rentrer à la Casa Patricio.