— Allons voir notre lit !
Elle s’est blottie contre moi.
— J’ai vraiment l’impression que nous sommes chez nous, Daniel !
— Mais nous sommes chez nous !
Enlacés, nous avons gravi les marches. Elle a avancé la main vers la poignée de la porte de droite. Et tout à coup, comme elle commençait à l’ouvrir, elle a poussé un cri terrible. Un cri qui a résonné dans la maison vide. Elle tremblait comme une loque dans le vent. Je l’ai soutenue… Comme elle défaillait, j’ai poussé la porte du pied afin de l’étendre quelque part. Elle a hoqueté :
— Non ! Non !
Puis elle s’est arc-boutée pour m’empêcher de la faire pénétrer dans la chambre. J’ai dû la ceinturer. Nous avons franchi le seuil. C’était une pièce toute blanche, pleine de soleil, avec un lit bas et des meubles moins tartes qu’au rez-de-chaussée. Marianne s’est calmée instantanément. Elle a passé sa main sur son front en sueur.
— Qu’est-ce que tu as eu, mon amour ?
Elle secouait la tête.
— C’est effrayant.
J’étais en nage et j’avais autant qu’elle envie de hurler. Je la questionnais pour la forme, mais j’avais tout compris : cette porte en haut des escaliers lui avait brusquement rappelé la chambre de là-bas…
— En ouvrant cette porte, il m’a semblé que j’allais trouver ici des gens morts…
— En voilà une idée !
— Si… Ça m’a traversée comme un éclair. J’ai vu du sang… Des corps étendus…
— Et ça t’a rappelé quelque chose ?
— Non, ça n’a été qu’une vision… Un cauchemar, quoi !
Je me dis que les cauchemars appartenaient au sommeil. Depuis que j’avais découvert l’horrible vérité, je n’avais pas encore envisagé le cas où Marianne recouvrerait la mémoire. Ça me paraissait tellement monstrueux !
Que devrais-je faire si, soudain, elle s’écriait : « Je me souviens ! » ?
Je suis descendu en courant chercher de l’eau à la cuisine, mais la pompe de l’évier était désamorcée. Je commençais à ne plus être aussi fier de « ma » maison.
J’avais remarqué une fontaine, au bord de la route, quelques centaines de mètres avant d’arriver. J’ai empoigné l’anse d’un seau et je suis parti chercher de la flotte. En marchant, je ruminais des idées plus que sombres. La solitude du lieu avait quelque chose de déprimant. Cela ne ressemblait pas exactement à l’Espagne, c’était plutôt comme le désert australien, quelque chose de plat, d’infini, avec des arbres bas, secs et noirs. Quelle idée un homme avait-il eue de se faire construire une bicoque dans ce coin désolé ?
Le soleil cognait ferme. Je revenais avec mon seau plein d’eau lorsque deux carabiniers m’ont dépassé à bicyclette. Ils m’ont jeté un regard surpris mais ont poursuivi leur chemin.
À cet instant, je n’ai pu m’empêcher de songer que si l’enfer existait, il devait ressembler à ce que je vivais en ce moment. Un décor de feu, sinistre… Une maison lugubre… Et une femme belle et pure qui pourtant était une criminelle… Oui…
J’ai posé le seau un instant et j’ai pris de l’eau dans mes deux mains pour m’en inonder le visage.
En arrivant, j’ai crié : « Hou-hou », mais personne ne m’a répondu. Saisi de panique, j’ai gravi l’escalier en courant. Marianne dormait en travers du lit. Sur son visage inconscient, deux larmes brillaient encore au soleil.
24
Le soir, nous sommes allés acheter des provisions au village. C’était un village méditerranéen, aux toits décolorés, avec des boutiques d’épiciers à l’étal pittoresque. Elles ne comportaient pas de vitrines, seulement une ouverture dans un mur, avec tout autour, pêle-mêle, des jambons, des balais, des paniers de fruits et des outres de vin…
Marianne ne se ressentait plus de sa commotion de la matinée. J’évitais de lui en parler pour ne pas la troubler, mais elle avait sapé ce bonheur bizarre que j’éprouvais. Elle avait été la jeune meurtrière recherchée en France. Pour moi, il s’agissait d’un autre être sans relation aucune avec celui de Saint-Germain. Et voilà que ce choc avait remis en quelque sorte les deux êtres en présence. Pour un temps très court, c’est vrai, mais un phénomène identique nous menaçait désormais, puisqu’il s’était déjà produit !
Nous avons acheté un tas de denrées et nous étions chargés comme des ânons en rentrant à la villa. Le soir déclinait, car nous étions partis tard dans l’après-midi. La campagne aride devenait d’un jaune tirant sur le vert. La couleur était intéressante, mais je ne la « sentais » pas. Elle m’incommodait un peu.
Comme nous avancions, j’ai aperçu, dans le lointain, les deux carabiniers qui revenaient de leur périple.
— Viens par ici ! ai-je dit à Marianne.
Il y avait un buisson de plantes épineuses, non loin de là. Nous sommes allés nous accroupir derrière.
Sans bouger, silencieux, sans nous regarder non plus, nous avons attendu que les deux hommes passent.
— Allons-y !
Elle s’est relevée, a repris le filet de fruits qu’elle portait. Elle semblait pensive.
— Daniel, m’a-t-elle dit soudain en se plantant au milieu de la route, je sens que tu me caches quelque chose…
— Tu plaisantes !
— Hélas non… Tu ne me feras pas croire que tu dois éviter le premier gendarme venu parce que tu as fait de la politique en France !
— Mais je t’assure !
— Non ! Je ne te crois pas. Si tu étais indésirable, d’abord, on ne t’aurait pas accordé de visa !
La logique féminine reprenait l’avantage. J’étais très ennuyé.
— D’autre part, poursuivit-elle, avant ton court voyage en France, tu n’avais pas peur des policiers. Tu trinquais même avec ceux qui venaient à la Casa Patricio !
L’argument m’a ôté toute envie de mentir. Elle a laissé tomber les raisins et les pêches dans la poussière et ses deux mains ont pétri mon sweater.
— C’est à cause de moi, je le sens !
— Tu es folle !
Ça n’était qu’une exclamation très courante. Elle a baissé la tête…
— Peut-être, oui.
— Voyons, Marianne, je plaisante…
— Non. Je réfléchis beaucoup à mon cas. Pour avoir perdu la mémoire à la suite d’un pauvre petit choc de rien du tout, il ne fallait pas que j’aie le cerveau bien solide, tu ne crois pas ?
— Ça n’a rien à voir… C’est une sorte de… de phénomène inexplicable…
— Tu n’as en tout cas pas répondu à ma question ; c’est à cause de moi que tu te caches, hein ?
J’ai failli tout lui dire, tellement je me sentais désemparé. Lui flanquer la vérité au visage comme un seau d’eau sale. J’ai réussi à me calmer. Non, je ne pouvais lui faire ça. Il fallait coûte que coûte lui mentir.
— Je vais te dire la vérité.
— Eh bien, dis-la !
— J’ai tué quelqu’un avec ma voiture dans les environs de Gerona, en revenant : un vieux bonhomme qui traversait la route. Je me suis dit qu’on allait m’arrêter et que…
Elle a secoué la tête. C’était inouï de vivre une scène pareille ! Je bêlais des mensonges pour lui éviter de savoir et c’était elle, la meurtrière, qui me questionnait, posément, froidement, avec une obstination de vieux policier.
— On n’arrête pas quelqu’un pour un accident de voiture. Du moins pas pour longtemps. Tu me mens !
Elle avait les pommettes rouges et son regard restait fixe. Ses mains s’agrippaient à mon vêtement, je sentais ses ongles s’enfoncer dans ma chair.