CINQUIÈME PARTIE
26
J’ai couru des heures. Je m’arrêtais lorsque je rencontrais quelqu’un pour lui demander s’il avait aperçu Marianne. Je m’exprimais dans un espagnol petit nègre, mais ma volonté de la retrouver était telle que je parvenais à me faire comprendre presque aussi bien que si j’avais manié la langue de Cervantès.
Toutes les réponses étaient identiques :
— No…
Pas de Marianne… J’avais pris la mauvaise direction… Je repartais en sens inverse, prenais des sentiers pour couper court… J’arrivais en vue des bourgs embrasés… Je prenais les paysans au revers de leur veste.
— Una señorita con cabellos dorados !
Ils n’avaient jamais vu de demoiselle aux cheveux d’or… Ça se faisait fort peu dans le pays.
Ils me regardaient avec inquiétude, croyant que j’étais fou.
Je ne sais combien de temps a duré cette poursuite creuse à travers la campagne déprimante. Mes espadrilles de corde étaient disloquées. Je marchais en traînant la jambe.
« C’est fini, me disais-je… Complètement fini… Je ne la retrouverai pas. »
Lentement je suis retourné à la villa pour y reprendre mes papiers, mon argent et ma peinture. Il m’a fallu plusieurs heures pour la retrouver à cause des multiples changements de direction que j’avais opérés.
Lorsque enfin je l’ai aperçue, au bord de l’horizon, grise et triste entre ses palmiers jaunis, je titubais de fatigue…
Les derniers mètres ont été les plus atroces. Mes jambes de plomb me refusaient tout service. J’ai buté dans le portillon démantelé de la barrière et j’ai dû m’adosser à un arbuste rabougri pour me reprendre un peu. Enfin, j’ai fait les quelques pas me séparant de la maison.
Je l’ai vue depuis le seuil. Elle était dans la salle de séjour, assise à la table, avec ses mains jointes devant elle. Elle m’a regardé venir sans bouger.
J’étais à bout.
— Espèce de petite garce !
J’ai tiré un siège en face d’elle, et m’y suis assis avec une lenteur de paralytique. Nous nous sommes regardés intensément, et j’ai senti fondre ma rancœur. J’étais heureux de la retrouver. J’en avais des sanglots secs dans la poitrine et dans le gosier.
— Comme tu trembles ! a-t-elle soupiré.
— J’ai tellement couru, tellement gueulé ton nom… Pourquoi es-tu revenue ?
— Parce que je t’aime trop fort, Daniel… Rien ne pourra me séparer de toi.
— Alors, pourquoi étais-tu partie ?
— Je me suis éveillée, sur le matin, je t’ai regardé dormir… Et j’ai pensé que tu étais un voleur. J’ai eu honte… J’ai cru que je ne pourrais plus vivre à tes côtés !
— Idiote !
— Oui, je sais… C’est ce que je me suis dit en marchant. Mon amour devait être au-dessus de tout ça…
Elle s’est levée, a contourné la table et elle est venue s’agenouiller à mes pieds. Ses mains ont pris mes mains. J’ai senti son beau visage lisse sous mes doigts.
— Je ne t’en veux plus, Daniel. Je te pardonne…
J’ai fermé les yeux et, tout au fond de moi, une voix secrète a murmuré :
« Moi aussi ! »
La soirée que nous avons passée dans la villa du bout du monde fut la plus extraordinaire de mon existence. Existe-t-il des mots pour traduire la sauvagerie de nos étreintes, nos cris de bête, nos pleurs et surtout notre volonté farouche d’être l’un à l’autre à corps, à âmes perdus !
Nous avions de brèves périodes d’un sommeil fiévreux, et puis nous nous rejetions encore et toujours l’un contre l’autre, comme si, en nous soudant, nous avions essayé de créer un être plus fort que la vie… Comme si notre union nous libérait d’elle, de ses servitudes et de ses menaces.
Enfin, un peu avant les prémices de l’aube, nous avons coulé à pic dans le néant.
Je n’avais pas remonté ma montre depuis belle lurette, aussi était-elle arrêtée lorsque je me suis éveillé. Mais à la qualité de la chaleur et à la position du soleil, j’ai pensé que midi approchait. J’avais une faim d’ogre. Je suis descendu à la cuisine pour préparer du café au lait et j’ai monté nos deux bols avec des toasts dans la chambre.
Marianne venait d’ouvrir les yeux. Elle semblait un peu égarée, ce qui m’a inquiété.
— Ça ne va pas, ma chérie ?
— Si, seulement, j’ai fait des cauchemars cette nuit. Je pense que ce sont ces émotions d’hier qui en sont la cause.
J’ai posé les bols fumants sur la table où le mot « Adieu » était resté tracé avec les allumettes.
— Quel genre de cauchemars, Marianne ?
Elle s’est voilé les yeux. Ses longs cheveux blonds ruisselaient en pluie dorée sur ses épaules nues. Je regardais ses seins bronzés, admirablement proportionnés et durs…
J’ai répété, torturé par l’anxiété :
— Quel genre de cauchemars, hein ?
Qu’allait-elle dire, qui m’épouvanterait ?
— J’ai vu un berceau blanc, sur une rivière. Dedans, il y avait un enfant mort… Et il s’en allait, au fil de l’eau, jusqu’à un gros tourbillon qui l’engloutissait !
Le petit rire idiot que j’ai réussi à émettre était le plus pitoyable qu’on eût jamais entendu.
— En effet, pour un cauchemar…
Je lui ai tendu son bol de café au lait. Elle l’a touillé machinalement…
— Daniel…
— Oui ?
— Tu ne crois pas que… que j’ai eu un enfant, avant ?
— En voilà une idée !
Je sentais que sa mémoire reviendrait peu à peu… Un lent travail se faisait en elle et quand il aurait restitué suffisamment d’images dans sa pauvre tête, elle se souviendrait. Sa vie présente rejoindrait l’autre !
Cette perspective m’effrayait bien plus que la police.
— Tout de même, a-t-elle soupiré, ça n’est pas normal que je rêve des choses aussi étranges !
— Le propre du rêve, c’est l’étrangeté, Marianne…
J’avais fait une bêtise en l’amenant dans cette villa perdue. Ici, j’avais retrouvé immédiatement une atmosphère similaire à celle de la maison de Saint-Germain. Tout est question d’atmosphère ici-bas. Le surprenant climat de cette demeure attisait sa mémoire engourdie.
Il fallait que je réagisse, que je m’emploie à freiner cette marche arrière.
Je devais mobiliser mon intelligence, mon amour, ma volonté.
— Enfin, Marianne, c’est ridicule, chaque fois que tu vas faire un rêve absurde, tu vas t’identifier à ce rêve ? Si une nuit tu rêves d’une femme à barbe, tu vas en déduire que dans ta vie précédente tu t’exposais dans les foires ?
Ça l’a à peine fait sourire… Elle ne bougeait pas, ne mangeait pas.
— Daniel, si j’avais eu un enfant, je ne l’aurais pas oublié, n’est-ce pas ?
— Ben voyons !
— Je le sentirais dans ma chair, hein ?
— Mais oui, bien sûr…
C’était maintenant qu’elle avait des instincts de mère. Elle avait laissé mourir son petit, mais maintenant elle savait ce que doit être un enfant.
— Daniel…
— Marianne ?
— J’aimerais que nous ayons un enfant, tu ne voudrais pas ?…
À cette minute, j’ai cru que je poussais la porte du premier étage, rue des Gros-Murs.