Выбрать главу

J’ai retrouvé l’odeur de charnier, j’ai deviné les deux cadavres. Celui du vieux, mutilé, crevé, saignant… Et celui de l’enfant, couvert de sanie.

Elle m’a fait horreur, pour la première fois. Non à cause de ce qu’elle avait commis, mais à cause des liens qui l’attachaient aux deux morts. Je pensais à ce vieillard dénudé qui s’était étendu sur elle… Je pensais à ce petit mort sale et pustuleux qui était né de leur ignoble étreinte. J’en avais la chair de poule. C’était toucher le fond de l’abîme humain.

Nous avons déjeuné. C’était triste, car nous ne trouvions rien à dire.

Marianne a posé son bol.

— Qu’allons-nous faire aujourd’hui  ?

La question m’a pris de court. Ici, nous n’avions aucune distraction… C’était le désert, sans eau, sans jeu, sans promenades… Nous ne pouvions qu’errer dans la poussière blanche des chemins, en butant dans des pierres et en regardant les feuilles laiteuses aux piquants perfides des plantes exotiques.

— Nous allons peindre…

— Nous  ?

— Oui… Je veux refaire ton portrait…

— Pourquoi  ?

— Parce que tu es un sujet qui m’inspire, parbleu…

Je tenais à recommencer mon œuvre, maintenant que je savais. La première fois, j’avais mis sans le savoir l’accent sur ce qui n’allait pas chez elle… Sa folie homicide brillait dans son œil, et je ne me souvenais pas d’avoir voulu la traduire… Je ne me rappelais pas la touche de couleur claire que j’avais déposée sur la toile pour l’exprimer. Maintenant, il fallait que je peigne sa pureté intégrale en sachant qu’elle avait été une criminelle et qu’elle portait ce germe en elle.

— Bon… Si tu sens l’inspiration.

C’était la solution idéale, car ça nous permettait de tuer le temps sans nous en apercevoir.

J’ai peint une partie de la journée, mais je n’étais pas content de mon travail, car toujours revenait le regard cruel que, précisément, j’essayais d’oublier. Je ne le voyais pas en contemplant Marianne, mais sur la toile il était là, indélébile, présent, envahissant, gommant toutes les autres expressions de la physionomie.

À une période de pause, Marianne est venue regarder la toile.

— Pourquoi me fais-tu un air méchant  ?

Je n’ai rien répondu.

J’ai essayé de revenir sur les traits esquissés. J’ai perdu la ressemblance… Le portrait est devenu un portrait anonyme. Je devais bien me rendre à l’évidence  : si je peignais Marianne, je peignais une criminelle, et je n’y pouvais rien…

Écœuré par ce sortilège de mon art, j’ai abandonné mon tableau. Nous n’avions plus de pain. J’ai proposé à Marianne d’aller jusqu’au village, mais elle a refusé parce qu’elle se sentait lasse. J’ai donc pris seul la route du petit village. J’étais content d’échapper pour un moment à l’envoûtement de la maison, et plus encore à celui de ma compagne. Mon amour était si étrange  ! Par-dessus tout, il y avait cette attirance physique et cette attirance graphique, si je puis dire. J’aimais sa chair, son harmonie, son odeur, ses regards… J’aimais son mystère…

Je voulais la sauver. Ça n’était pas sa faute si elle avait poussé sur un tas de fumier avec un violon en guise d’âme  !

J’ai bu plusieurs apéritifs au café du village. Puis j’ai acheté du pain et des fruits, ainsi que de la charcuterie de sanglier.

J’allais rentrer lorsque j’ai pensé qu’on vendait peut-être des journaux français dans le pays. J’appris qu’il fallait aller à Tarragona pour s’en procurer. Justement le patron du café y partait sur une vieille motocyclette qui crachait une fumée noire avec un bruit de meeting d’aviation. Il me promit de me les rapporter.

Je lui tendis cent pesetas en lui disant de me les livrer à la villa à son retour.

Il vint à la tombée de la nuit, tandis que Marianne préparait une salade de fruits arrosée de rhum. J’avais les doigts pleins de peinture. Je criai à l’homme de poser les imprimés sur la table et je le raccompagnai jusqu’à la porte.

Lorsque je rentrai dans la cuisine, ma compagne s’emparait d’un des journaux. C’était le Figaro. Je me saisis du second, France-Soir. La photographie de Marianne s’étalait sur deux colonnes en première page. Il s’agissait d’une méchante photo d’identité que la police avait dû dénicher dans un tiroir de la vieille bicoque. Ce qui m’a frappé, c’est qu’elle avait vraiment l’air d’une criminelle. Son regard était fuyant et une vilaine lippe tordait sa bouche. Ses cheveux blonds, coiffés, tirés, accentuaient son côté dur et sournois. Vraiment, ça n’était pas du tout la même personne. En la regardant, sur cette mauvaise photo, j’éprouvais moins de répulsion pour ce qu’elle était avant que d’admiration pour ce qu’elle était devenue. Une transformation radicale était intervenue dans toute sa personne. Les dominantes de son visage avaient changé.

J’ai levé les yeux et réalisé qu’elle avait un journal dans les mains. Un journal qui allait lui apprendre brutalement ce que je lui cachais au prix des plus grands sacrifices.

Je me suis précipité.

— Donne-moi ça, Marianne  !

Je lui ai arraché l’imprimé des mains. J’ai regardé avec avidité la première page  : il n’y avait rien… Aux autres non plus… J’ai eu l’idée d’examiner la date et j’ai vu que le Figaro était plus vieux que France-Soir de deux jours. Je le lui ai rendu, mais elle ne l’a pas pris.

— Pourquoi as-tu eu ce geste, Daniel  ?

— Excuse-moi  !

— On aurait dit que tu avais peur que je lise quelque chose de particulier dans ce journal  ?

— Penses-tu  ?

— Si  !

— Ce n’est pas ça, Marianne, mais quand tu es susceptible de retrouver des impressions passées, je frémis, je ne me contiens plus…

Timidement, j’ai ajouté  :

— Tu sais  ?

— Oui, je sais… Pourtant, Daniel, il faut bien que tu saches que ma mémoire reviendra.

— Qu’est-ce que tu dis  ?

— Je le sens bien… Ça craque dans ma tête, maintenant. À chaque instant, je m’arrête pour voir des choses floues, comme on regarde dans une pièce à travers des vitres embuées.

— Et tu as encore vu des choses depuis ce matin  ?

— Oui. Pendant que tu faisais mon portrait.

— Qu’as-tu vu  ?

Elle a réfléchi.

— Une maison… Un vestibule… Je sais que notre maison était comme celle d’ici… Avec un vestibule et un étage…

— Tu en es certaine  ?

— Presque.

— Cette maison t’aide à te souvenir, en somme  ?

— Oui.

— Alors il faut que nous partions  !

— Non, Daniel, c’est trop tard maintenant. Je voudrais, vois-tu, me débarrasser de ce tourment. Il vaut mieux que je me souvienne… Ça ne changera rien à mon amour pour toi. Quels que soient les gens dont je vais me souvenir, je resterai avec toi  ! Je te l’ai dit à Castelldefels  : je n’ai jamais aimé personne d’autre que toi  ! Plus j’approche de la vérité, plus j’en suis intimement persuadée  !

Je l’ai embrassée. Ses lèvres étaient moins fraîches que d’ordinaire. Elle avait la fièvre. Oui, il se passait quelque chose en elle.

— Tout à l’heure, Marianne, tu as dit  : je sais que notre maison était comme celle-ci…

— Alors  ?

— NOTRE, donc tu as eu conscience de ne pas y avoir vécu seule  ?