— Nous allons descendre le lit dans la salle de séjour.
— Pourquoi ?
— J’ai l’idée que c’est cette chambre du haut qui te donne des cauchemars. Alors couchons en bas !
Elle a secoué la tête.
— À quoi bon ?
— Essayons toujours…
Je m’efforçais à créer de l’entrain. Je chantonnais… Elle m’a aidé à descendre la literie. J’ai laissé les montants du lit en haut, me contentant du sommier et du matelas. Malgré son mobilier navrant, je préférais la salle du bas.
Nous nous sommes couchés lorsqu’il a fait tout à fait nuit.
— Demain, j’achèterai des bougies ou une lampe à pétrole…
Heureusement, il y avait cette furia qui s’emparait de nos êtres dès que nous étions couchés. C’étaient les seuls moments de grâce de la journée où l’amour nous insufflait une force renouvelée qui nous permettait de vivre la journée du lendemain.
Le matin, j’avais hâte de lire les nouvelles. Les journaux français seraient livrés désormais au village à ma demande. Ils arriveraient par le car de huit heures.
En me réveillant, j’ai immédiatement pensé à la presse. Il fallait que je sois là lorsqu’elle arriverait car, si par hasard le marchand de journaux avait la curiosité de les feuilleter, il pourrait découvrir la photo de Marianne ou bien la mienne et nous reconnaître.
Je me suis donc levé très tôt. J’avais la bouche amère et j’ai dédaigné le café matinal. J’ai pris une grappe de raisin sur le buffet et je suis parti à grandes enjambées en mordant dedans…
Il faisait doux, ce matin-là… Le ciel était d’un bleu moins cruel et une légère brise caressait les palmes de mes arbres rabougris.
Je suis parvenu au village en même temps que le car. Le marchand attendait ses paquets d’imprimés. Il m’a adressé un signe joyeux. D’un coup de couteau, il a fait sauter la ficelle maintenant les journaux. Les canards français se trouvaient roulés à part. Je m’en suis emparé d’un geste vif.
Je me suis fouillé pour les régler à l’Espagnol qui attendait, la main en sébile, mais j’avais oublié dans la précipitation de me munir d’argent. Je lui ai expliqué par signe. Il s’est renfrogné.
C’était un grand type cupide qui devait dormir avec son porte-monnaie sous l’oreiller. Bien que je lui aie refilé cent pesetas de gratification la veille, il n’entendait pas me laisser partir avec les journaux sans que je les paie…
Ça m’a mis dans une rogne noire. Je l’ai traité de tous les noms, en français, bien entendu, mais la colère est un sentiment international et il s’est drapé dans une dignité outragée. Il m’a arraché les journaux des mains. J’avais eu le temps de lire mon nom en sous-titre… Si jamais ma gueule figurait dessous, j’étais perdu.
De toute façon, nous courions un grand danger. Maintenant qu’on avait percé mon identité, on saurait que je me trouvais en Espagne et les recherches allaient…
J’ai sauté ! j’oubliais une chose capitale : ces journaux qui me semblaient frais parce qu’ils arrivaient le matin dataient de l’avant-veille… Le téléphone allait beaucoup plus vite qu’eux.
À la minute où je trépignais sur cette place de village, les flics espagnols me recherchaient…
Je ne savais que faire ni où aller. Nous étions à pied… Si, il y avait une solution : prendre beaucoup de provisions et gagner le maquis. Mais en était-ce bien une ? Pouvais-je espérer vivre indéfiniment une existence de bête traquée avec Marianne ?
J’en étais là de mon expectative lorsque mon attention a été attirée par une voiture noire qui arrivait dans un tourbillon de poussière. C’était une vieille Renault d’avant-guerre, toute cabossée. Elle portait une plaque minéralogique espagnole spéciale. Dans un lamentable bruit de freins, elle a stoppé devant l’estaminet. Il y avait deux carabiniers dedans et deux types en civil. Les flics sont les mêmes dans tous les pays du monde. Je parle des flics en civil. Ils s’affublent des mêmes costumes neutres, des mêmes chaussures de mauvais goût…
Cette arrivée inopinée me glaça le sang. Je compris que ces renforts arrivaient pour nous. Ils étaient sur notre piste. La grosse fille de l’agence de location avait dû lire mon nom dans les journaux espagnols de la veille et faire une déclaration à la police.
Les quatre hommes sont entrés au café. Sans doute allaient-ils se renseigner quant à l’emplacement de la villa ? On allait le leur dire. Ils remonteraient dans leur auto et seraient à la villa avant moi. Lorsque j’y parviendrais, Marianne aurait déjà les menottes aux poignets et ne comprendrait rien.
J’avais un volcan dans la tête… Je gémissais sans parvenir à arrêter ces râles de bête. Je ne voulais pas ! Je m’insurgeais éperdument, comme le premier soir, sur la route, je m’étais insurgé contre le sort en comprenant que je ne pouvais éviter le choc !
À cet instant, le car s’ébranlait. Cet autobus poussif passait devant la villa. Je me suis élancé en gesticulant, seulement j’avais démarré à cinquante mètres du véhicule et il n’y avait vraiment pas moyen de le rattraper.
Heureusement, à la sortie du village, un vieux type sur une voiture à âne barrait la route, forçant le car à stopper… J’ai forcé tant que ça pouvait. Mes jambes me rentraient dans le buste… Mais je voyais diminuer la distance entre le car et moi. Ce damné autobus cornait comme un perdu et le petit vieux de la charrette se rangeait pour le laisser passer. Le car passait en première, s’ébranlait. Dans un sursaut de tout mon individu, je me suis arraché du sol, j’ai tendu les mains en avant et saisi l’échelle de fer fixée à l’arrière du lourd véhicule. Mes jambes traînaient sur le sol. Je n’avais pas la force d’accomplir le rétablissement nécessaire… Heureusement, le car s’est arrêté une fois encore pour éviter un cochon. J’ai pu mettre un pied sur le dernier échelon… Nous sommes repartis… Je regardais derrière moi en soufflant. Le village s’amenuisait dans le soleil et la route restait vide et immobile, avec seulement le gros serpent de poussière qui se tortillait à notre suite.
Je croyais la villa plus éloignée que ça du village. Le visage plaqué contre la paroi du car, je l’ai vue défiler brusquement sur la droite.
L’autobus roulait à assez vive allure. Je me suis jeté en arrière… Une atroce douleur m’a tordu la cheville… Je m’en foutais… Rien ne pouvait m’empêcher de marcher… J’ai couru jusqu’à la maison. Je ne sentais plus ma jambe droite. À la place, il y avait une lame rougie qui s’enfonçait progressivement dans mon corps.
J’ai franchi le portillon. Marianne était levée. Elle portait un short bleu et une casaque blanche en tissu-éponge. Ses cheveux étaient noués sur le dessus de sa tête. Elle tenait un bol de café au lait sur une assiette et se dirigeait vers l’escalier.
J’ai appelé, doucement, car ma voix ne passait plus ma gorge carbonisée par l’effort terrible que je venais de fournir.
— Marianne !
Elle ne s’est pas retournée et a mis le pied sur la première marche.
— Marianne, nom de Dieu ! Écoute-moi !
Elle s’est retournée. Ses yeux étaient morts comme ceux d’un médium.
Sapristi, le temps pressait. Il fallait que je ramasse mon fric, que je la chope par la main et que je l’entraîne à travers la rocaille vers l’horizon d’arbousiers et de chênes nains où nous trouverions refuge.