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Elle a rouvert les yeux.

— Je ne m’appelle pas Marcelle.

On étouffait dans cette pièce. J’ai ouvert la lucarne et le bruit de la mer s’est amplifié. Le bruit de la chaleur aussi… C’est à mon avis le plus beau de tous les bruits… Il est craquant, pétillant, joyeux… Il bourdonne… Il varie, il exalte.

— Dites, Martine…

Le jeu avait je ne sais quoi de sinistre… Il me déprimait… À quoi cela rimait-il  ? S’il fallait se livrer à une pareille gymnastique pour retrouver un prénom, jamais par un tel procédé on n’arriverait à lui reconstruire un passé valable…

— Marguerite  ?

— Non…

— Madeleine  ?

— Non  !

Plus nous avancions dans l’énumération, plus ses «  non  » se faisaient menus et tristes.

— Marthe  ?

À la fin, elle s’est contentée de secouer la tête… Puis elle a fermé les yeux, épuisée par cet effort prolongé. Au bout d’un moment, elle dormait. Alors je suis sorti de la chambre sur la pointe des pieds et j’ai refermé la porte en la soulevant un peu pour l’empêcher de grincer.

3

Je me sentais un peu perdu en retrouvant la grande salle fraîche où les autres pensionnaires — tous espagnols — prenaient leur petit déjeuner. J’aurais voulu pouvoir m’entretenir de la situation avec quelqu’un qui fût capable de s’exprimer couramment dans ma langue, mais les rares personnes qui parlaient français, à Castelldefels, le parlaient très mal. La conversation avec elles se limitait toujours à des considérations d’ordre alimentaire.

Le père Patricio faisait une sérieuse collation en ponctuant chaque bouchée d’une lampée de vin bu à la régalade. Il se versait de très haut dans le gosier un filet du liquide violine contenu dans un flacon à double orifice. En m’apercevant, il a hoché la tête.

— Señora, bien dormir, a-t-il déclaré avec satisfaction.

— Si

— Française…, l’ai-je prévenu.

Ça a eu l’air de le soulager.

— Ah  ?

— Si.

Je me suis tu. Les deux carabiniers qui inspectaient la plage trois fois par jour entraient, le fusil à l’épaule, le tricorne avantageux, louchant sur les cuisses des estivantes en maillot.

Le père Patricio a levé la main en guise de bienvenue. Tous les gens d’ici craignaient les carabiniers comme la peste et leur faisaient une cour honteuse. Les deux militaires ont pris place à la table et Tejero, de son allure morne, a apporté deux verres et une bouteille pleine.

Patricio s’est mis à leur parler d’une voix lente. Il leur narrait mon aventure de la nuit, car les carabiniers me jetaient de fréquents regards intéressés. Fréquemment, le mot «  francés  » revenait dans le discours du vieux. Quand il a eu terminé, il a enfourné un formidable quartier de saucisson à l’ail et les carabiniers sont allés ouvrir la porte de la chambre où dormait l’inconnue.

Je les ai suivis. Un obscur besoin de la protéger me poussait. Les policiers sont restés dans l’encadrement. Le drap de leur uniforme dégageait une âcre odeur de sueur et de suint. Ils se sont attardés dans la contemplation de la blessée, sans parler. Puis ils m’ont regardé d’un air de reproche et ont refermé la porte.

— Papeles  ! a grommelé le plus jeune qui portait un mince galon de laine.

Je ne comprenais pas.

— Pasaporte  !

J’ai fait un geste d’assentiment et je suis allé prendre mon passeport. Ils l’ont détaillé, ainsi que mon permis de conduire international et le triptyque de ma voiture.

— Pasaporte de la señora  ?

— Je n’ai pas… Je ne sais pas qui est elle…

À grand renfort de gestes, je leur ai expliqué qu’elle avait perdu la mémoire… Et je leur ai raconté l’accident… Ils m’ont fait un signe vague, mais que j’ai interprété comme étant rassurant. Ils ont pris mon identité par écrit sur un méchant carnet puis sont allés vider leur verre. Patricio m’a cligné de l’œil. Ensuite les carabiniers sont partis sur la plage brûlante et j’ai regardé leurs longues ombres baroques gondoler sur les ondulations du sable.

— Très bien, a fait le père Patricio.

Il m’a expliqué à sa façon que les carabiniers se moquaient éperdument que j’aie écrasé une Française. Du moment qu’aucun cadavre n’encombrait la voie publique, c’était tout ce qu’ils demandaient  !

En soupirant, je suis allé prendre ma douche au cabinet de toilette commun. Je me suis rasé et j’ai changé mon pyjama contre une chemise à carreaux et un blue-jean… Mon chevalet, planté contre le mur de ma chambre, me sollicitait. D’un geste quasi automatique, j’ai passé sur mon épaule la bretelle de ma boîte à peinture.

Du regard, j’ai interrogé la patronne qui sortait de la chambre de l’inconnue. La mère Patricio était une grosse femme gentille à laquelle je ne connaissais qu’un défaut  : son obstination à cuire des plats à l’huile.

Joignant les deux mains, elle a appuyé sa joue mafflue dessus pour m’indiquer que la blessée reposait. Son homme l’avait mise au courant de l’histoire et elle était surexcitée…

Je suis sorti de la Casa… Ce matin-là, la mer était d’un vert profond qui me rappela l’Adriatique. Mon tempérament de peintre a repris possession de moi. J’ai descendu la plage et je suis allé enfoncer les trois pieds de mon chevalet en bordure de l’eau, à cet endroit où le sable est humide, mais hors d’atteinte du flot.

Je ne peignais pas la mer, mais au contraire l’alignée de constructions pittoresques formant une espèce de guirlande bariolée tout le long du littoral.

Après tout, j’avais le temps de statuer sur le cas de la jeune femme. Il fallait tout d’abord attendre l’avis du médecin… L’après-midi, j’irais au consulat de France à Barcelone. Là-bas, on saurait quoi me dire. L’identité de ma victime ne devait pas être difficile à découvrir. Il lui avait fallu des papiers pour entrer en Espagne. Elle avait dû descendre quelque part… Sans doute des gens l’accompagnaient, qui signaleraient sa disparition  ?

Puis, il n’y avait pas de quoi se tourmenter outre mesure… L’essentiel était de ne pas avoir sa mort sur la conscience.

Je me mis à peindre. Et, quand je peins, plus rien n’existe au monde que ma palette constellée de couleurs, et l’univers spécial que je crée en deux dimensions…

Et puis mon sujet me captivait. J’avais été bien inspiré en venant à Castelldefels. Malgré le soleil infernal, malgré la mer, malgré les pick-up épars moulant des fados et des flamencos, malgré les riches couleurs, toute la tristesse de l’Espagne était là, sous mes yeux. Ces petites constructions typiques couronnant le sommet de la plage dégageaient je ne sais quoi de désespérant. Et les baigneurs aussi étaient tristes… Au fond, n’était-ce pas eux qui donnaient le ton à ce paysage  ? Vêtus de maillots archaïques, trop longs, sans grâce… Les visages graves jusque sous le rire… Anxieux et résignés… Mal nourris…

Je peignais comme un athlète accomplit l’effort libérateur. Mon cœur battait et ma température montait. C’était bon et déprimant. Ça me fatiguait et me transportait… Je frémissais en dégageant de mes tubes le bleu idéal que je cherchais… Le bleu triste de l’Espagne… Un bleu intense et usé qui ne reflète pas la moindre paix, contrairement aux autres bleus.