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Parfois, des baigneurs s’arrêtaient près de moi, et silencieux, me regardaient travailler. Depuis longtemps, ces yeux curieux ne m’incommodaient plus. Je n’éprouvais plus la moindre gêne à me sentir observé parce que, à la longue, j’avais fini par faire abstraction de tout ce qui n’était pas mon art… Ma vie, dans ces moments frénétiques, ne dépasse pas le rectangle de toile sur lequel je m’assouvis. Ce rectangle est un territoire inviolable où je règne en maître absolu.

Pourtant, j’ai fini par remarquer une ombre insistante derrière moi. Ayant déposé sur ma toile une touche qui m’enchantait, je me suis retourné. C’était elle. Elle était là, nu-pieds, avec ses cheveux défaits, son corsage déchiré et ses pansements au genou et au bras.

Du coup, j’ai abaissé ma palette  !

— Vous  ! Mais… comment…

Elle était un peu pâle. Sa peau restait toujours aussi veloutée, mais la teinte s’était modifiée comme celle d’une étoffe restée trop longtemps dans un tiroir.

— C’est le vieux avec la chemise… Il m’a montré où vous étiez  !

— Vous parlez espagnol  ?

— Non… Mais il… il a compris que je voulais vous voir…

C’est idiot, mais ça m’a fait du bien. Qu’elle ait eu besoin de me rejoindre m’a rempli d’une joie exubérante.

— Vous ne vous sentez pas mal  ?

— Non… J’ai faim…

— Venez, on va manger…

J’ai rangé mes tubes et mes pinceaux dans la boîte.

— Vous êtes peintre  ?

— Oui…

J’aurais voulu lui poser un tas de questions, histoire de vérifier où en était son amnésie. Je n’ai pas osé.

— Vous avez du talent, a-t-elle murmuré.

Elle ne perdait pas ma peinture du regard.

— Vous trouvez  ?

— Oui… Vos bleus, surtout  !

Ça m’a frappé. Je l’ai prise aux épaules et j’ai planté mes yeux dans les siens.

— Qui êtes-vous  ? ai-je balbutié dans un souffle.

Un léger voile a assombri l’intensité de son regard.

— Je ne sais pas… Vous êtes sûr que nous sommes en Espagne  ?

— Vous avez dû vous en rendre compte, non  ?

— Oui…

Elle a regardé le haut de la plage. On voyait la Casa Patricio avec sa façade longue et blanche, ses volets verts et la grosse tache rouge de la réclame du Coca-Cola.

— C’est beau, vous ne trouvez pas  ?

— Oui.

— En Espagne… J’avais toujours rêvé d’y venir…

C’était sorti comme ça. Je lui ai pris le bras.

— Donc vous vous souvenez  ?

— Non, pourquoi  ?

— Vous dites que vous aviez toujours rêvé de venir en Espagne…

Elle a étudié au fond d’elle-même je ne sais trop quelle manifestation d’une vie antérieure.

— Non, je ne me souviens de rien… Je sens que j’ai toujours rêvé de connaître l’Espagne, c’est tout… Je le sens, je le comprends en regardant autour de moi.

J’ai arraché mon chevalet du sable humide. Je le tenais éloigné de moi, pour protéger ma toile fraîche… De l’autre main, j’ai pris la taille de… de X pour l’aider à marcher.

4

Elle a mangé de bon appétit, et même avec une certaine gloutonnerie, ce qui contrastait étrangement avec ses manières réservées.

L’idée m’est venue qu’elle n’avait peut-être pas pris de repas depuis longtemps… Je pensais à la boîte à violon. Il est surprenant qu’une jeune femme se balade en pleine nuit sur une route d’Espagne munie d’un violon en guise de bagages. Peut-être était-ce une musicienne d’orchestre venue pour la saison sur la Costa Brava  ? Elle avait dû perdre son emploi et c’était ce qui l’avait poussée à cet acte désespéré.

— D’où êtes-vous  ?

J’avais posé la question à brûle-pourpoint, sans cesser de manger. Je voulais essayer de débusquer ses souvenirs par de soudaines questions posées sur le mode innocent.

Du même ton, elle a dit, la bouche pleine  :

— De…

Puis elle s’est arrêtée net. On eût dit qu’on venait de lui lancer un coup de poing en plein visage. Elle a avalé le morceau de tartine qui lui emplissait la bouche, d’un seul coup de gosier.

— C’est affreux, a-t-elle soupiré. Je ne sais plus… Du flou… Du gris…

Deux larmes sont nées au bord de ses longs cils  ; je les ai regardées rouler sur ses joues, avec le sentiment déprimant de ne rien pouvoir faire…

Mollement, j’ai murmuré  :

— Allons, ne pleurez pas, je suis là…

Ça paraissait sans doute prétentieux, mais franchement je ne trouvais rien de plus réconfortant. Elle a continué de manger, en fixant son bol de café que les tartines beurrées étoilaient de petites bulles brillantes.

Je la considérais d’un œil triste. D’après sa mise, c’était une femme de condition moyenne, ou du moins qui n’avait pas de grosses possibilités financières. Sa jupe et son corsage devaient être vendus en solde à l’intérieur des grands magasins… Ça m’a donné l’idée de vérifier le label de ses effets. Il pouvait fournir une indication.

— Vous permettez  ? me suis-je excusé en retournant le col de son corsage.

Elle était docile comme une malade. J’ai trouvé le rectangle d’étoffe portant le nom du chemisier. «  Établissements Février, Saint-Germain-en-Laye, S.-et-O.  »

— Vous connaissez Saint-Germain  ?

Elle n’a pas entendu. Elle rêvassait tout en mangeant.

— Dites  : Saint-Germain-en-Laye… Ça ne vous dit rien  ?

Son petit «  non  » est tombé comme un couperet. Je n’ai pas insisté.

*

Lorsqu’elle a eu terminé sa forte collation, Pilar, la plongeuse, l’a conduite jusqu’au cabinet de toilette. Tejero est venu desservir. Il m’a désigné la chaise vide de l’inconnue et s’est vrillé la tempe avec son index.

— Loca  !

J’ai haussé les épaules.

Les autres pensionnaires me regardaient avec réprobation. Je ne sais comment ils interprétaient mon attitude, en tout cas elle ne concordait pas avec les mœurs pudibondes du pays.

Tous ces gens m’agaçaient. Jusqu’à la señora Rodriguez qui me boudait  ! Pourtant elle-même se trouvait au ban de la petite société de la Casa Patricio, parce que chaque week-end un homme venait la rejoindre et ça n’était jamais le même  !

J’ai quitté la salle commune. La mère Patricio préparait du poisson pour le déjeuner, comme tous les jours. Elle n’a pas répondu à mon sourire… Et Pablo, le demeuré, a baissé les yeux sur mon passage.

Bonté divine  ! Qu’est-ce qu’ils s’imaginaient tous  ? Que j’écrasais les femmes pour le plaisir de les rendre amnésiques et de les avoir à ma discrétion  ?

Rageur, je suis allé sortir ma voiture du hangar de roseaux et j’ai attendu que la blessée eût terminé sa toilette en fumant une cigarette espagnole qui avait un goût âcre d’herbe brûlée.

Lorsqu’elle a réapparu dans le soleil écrasant la Casa, avec ses cheveux blonds attachés sur la nuque et sa peau neuve, toute luisante, j’ai eu comme un choc. J’aurais voulu l’immobiliser et peindre immédiatement ce sujet merveilleux.

J’ai lancé un bref coup de klaxon afin d’attirer son attention. Elle a mis son bras pansé en visière devant ses yeux et m’a aperçu… Je lui ai ouvert la portière.