— Montez…
— Où allons-nous ?
— À Barcelone.
D’une voix noyée, elle a répété :
— Barcelone.
Je sentais qu’elle n’arrivait pas à se faire à l’idée que nous étions vraiment en Espagne.
— Nous allons tirer votre cas au clair…
— Comment ?
— En prévenant le consulat de France, d’abord, puis la police espagnole… Que diable, vous n’êtes pas tombée du ciel. Et quand bien même vous en seriez tombée, quelqu’un a bien assisté à cette chute !
Elle a eu son petit sourire navré qui me peinait plus que ses larmes.
— C’est étrange, n’est-ce pas, ce qui m’arrive ?
— Ça n’est pas fréquent, d’accord, mais on a déjà vu des cas semblables, vous savez…
La voiture dansait sur le mauvais chemin gondolé qui, à travers la pinède, menait à l’autoroute. Sur notre passage, nous soulevions un formidable nuage de poussière jaune. Ma voiture avait changé de couleur. Elle ressemblait à quelque engin de guerre camouflé. Cette poussière de terre nous brûlait les yeux et nous faisait tousser… Enfin, nous avons débouché sur le goudron.
Les haies bordant la voie principale étaient en fleur et des oiseaux s’égosillaient un peu partout. D’invraisemblables et vétustes véhicules roulaient en ferraillant sur l’autoroute.
— C’est pittoresque, a remarqué ma victime.
Elle s’intéressait à tout et regardait avec une avidité croissante cette vie si différente de la nôtre…
Moi je songeais qu’à la même heure, à douze cents kilomètres de là, à Saint-Germain-en-Laye, quelqu’un pensait peut-être à la femme qu’elle était devenue…
Je l’ai regardée. Le soleil embrasait tout un côté de son visage, révélant sa carnation incomparable. Je me suis dit que lorsqu’elle était heureuse, elle devait être plus que belle.
— J’aimerais faire votre portrait.
Elle a tourné vers moi sa figure pensive.
— Pourquoi ?
— Parce que vous avez un visage intéressant…
— Moi ?
Elle semblait vraiment surprise.
— Oui, vous ! Votre visage inspire un artiste… On peut le peindre, l’écrire ou le jouer… Je ne sais pas si vous me comprenez.
— Je comprends ce que vous voulez dire, mais je ne comprends pas que ma figure soit cela…
— Et pourtant elle l’est…
Nous sommes passés devant une porcherie et une odeur effroyable de fumier surchauffé nous a soulevé le cœur. Ensuite, ç’a été la dérivation conduisant à l’aéroport de Barcelone. Instinctivement, j’ai jeté un regard sur l’autre voie dans l’espoir de repérer les débris de la boîte à violon. Mais je n’ai rien vu. Rien n’est plus mouvant qu’une route… Depuis l’accident, beaucoup de gens étaient passés. Les premiers avaient recueilli les débris de l’instrument et les pneus des autres en avaient effacé les traces.
Nous parvenions sur la plaza de España. Des employés de la voierie enlevaient les ordures dans de petits tombereaux traînés par des ânes. D’autres arrosaient les trottoirs et une bonne odeur de chaleur mouillée flottait sur ce coin de la grande ville.
À un carrefour, un policier vêtu et casqué de blanc faisait la circulation en s’efforçant de ressembler à un automate.
Je me suis arrêté à sa hauteur.
— Vous parlez français ?
— No.
— Do you speak english ?
— Yes.
Derrière moi, un tramway crème carillonnait. Le flic lui a fait signe de patienter. Je lui ai demandé où se trouvait le consulat de France et il me l’a indiqué.
Ma compagne m’a désigné les arènes de la plaza de España sur la gauche.
— Ce sont les arènes ?
— Oui.
— Je les imaginais autrement… Plus… plus romaines ! Elles font un peu cirque, vous ne trouvez pas ?
C’était exactement l’impression que j’avais eue en arrivant à Barcelone.
— C’est vrai.
— Vous avez déjà assisté à des corridas ?
— J’y vais toutes les semaines…
— C’est bien ?
— Quand on aime ça, c’est formidable et un peintre ne peut pas ne pas aimer ça…
— Je voudrais voir une corrida…
— Demain, il y en a une plaza Catalan, je vous y mènerai.
Cette promesse m’a surpris. J’étais là, avec cette émanation de la nuit que je cherchais à reclasser dans la niche de la Société qu’elle occupait avant de se flanquer sous ma voiture… Et voilà que je faisais presque des projets d’avenir la concernant ! Je voulais peindre son portrait, lui montrer des courses de toros…
Elle a médité un moment. Nous roulions dans les artères peu encombrées. Dix heures, c’est pour ainsi dire l’aube en Espagne.
Vous vivez de votre peinture ?
— Oui… C’est rare… je sais ! J’ai eu de la veine : un gros ponte s’est emballé sur mon œuvre l’an dernier. Une galerie s’est intéressée à moi et m’a signé un contrat. Oh, ça n’est pas la fortune, mais elle me sert une confortable mensualité me permettant de peindre sans avoir à m’occuper du steak et des notes de gaz… Alors, je voyage… Je suis attiré par le soleil… Il est la vraie lumière…
— Comme Van Gogh !
C’était effarant ! Elle ne se rappelait plus son nom, mais elle se souvenait de celui de Van Gogh… Quel psychiatre pourrait se retrouver dans les méandres de son subconscient ?
Nous arrivions devant la hampe du consulat. Je l’ai fait descendre de l’auto et nous avons franchi le porche où un policier montait une garde débonnaire en roulant une cigarette de tabac noir.
J’ai dit à ma compagne de m’attendre dans l’antichambre pendant que le consul me recevait. Je voulais parler hors de la présence de la jeune femme pour ne pas avoir à chercher mes mots. Le consul était un homme entre deux âges qu’on n’aurait pas différencié d’avec les Espagnols si on l’avait croisé dans la rue. Il était courtois et sévère avec l’air maussade d’un homme qui déclenche la trotteuse de son chrono lorsque vous poussez la porte de son bureau.
— De quoi s’agit-il ?
Je lui ai raconté mon aventure par le menu. Il l’a écoutée sans m’interrompre, mais en jetant parfois un regard à son bracelet-montre.
Enfin, lorsque je me suis tu, il a eu un léger hochement de tête.
— Ceci n’est pas de mon ressort, a-t-il déclaré.
— Pardon ?
— Rien ne prouve que cette personne soit française.
— Mais monsieur le consul, elle ne connaît que le français et ses vêtements ont été achetés dans la banlieue parisienne !
— On ne peut considérer ces indices comme des preuves !
— Enfin, monsieur le consul…
Il a tranché d’un ton qui n’avait pas l’habitude d’admettre la réplique.
— Faites une déclaration d’accident à votre assureur.
Je me suis mis en rogne.
— Ça n’est pas mon assureur qui recherchera son identité. Je suppose qu’elle n’est pas seule au monde… Des gens doivent l’attendre !
— Voyez la police locale… Attendez, je vais m’en occuper…
Il a décroché le téléphone et composé un numéro… Quelqu’un a répondu à son appel… Il s’est mis à converser en espagnol. De temps en temps, il mettait la main sur la passoire d’ébonite pour m’interroger.
— À quel endroit s’est produit l’accident ? Comment vous appelez-vous ? Où êtes-vous descendu ? Signalement de la blessée… Voulez-vous la conduire à un hôpital ?