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J’ai répondu en détail à chacune des questions, mais en ce qui concernait la dernière, j’ai lâché un «  non  » très sec.

Le consul a encore parlementé un bon moment, puis il a posé brutalement le combiné sur sa fourche.

— Voilà, il ne reste plus qu’à attendre. S’il y a du nouveau, les autorités locales vous préviendront…

— J’aimerais faire visiter cette jeune fille par un bon médecin, pouvez-vous m’en indiquer un  ?

Il m’a écrit une adresse sur une feuille de bloc.

— J’espère que ce praticien parle français  ? ai-je bougonné.

— Soyez sans inquiétude, il a fait ses études à Paris…

— Très bien, je vous remercie…

Le diplomate m’a accompagné jusqu’à la porte de l’antichambre. Une fois là, il s’est arrêté, sidéré à la vue de ma victime. Il n’avait pas pensé qu’elle pouvait être jolie et ça le prenait au dépourvu.

— Au revoir, monsieur le consul…

J’ai saisi le bras de l’inconnue et je l’ai entraînée dehors. Au fond, je n’étais pas mécontent de cet immobilisme, car je n’étais pas pressé de me séparer d’elle.

5

C’est seulement quand nous avons pris place dans ma voiture qu’elle a osé me questionner.

— Alors  ?

— J’ai fait la déclaration au consulat. Le consul a prévenu la police… Il est probable que les autorités vont vérifier les disparitions qu’on leur signalera. Sans doute vont-elles communiquer une note aux hôtels en donnant votre signalement. Il faut attendre…

— Mais que vais-je faire pendant ce temps  ?

— Poser pour moi, je vous ai dit que je tenais à faire votre portrait…

Elle n’a rien dit et je l’ai conduite chez le docteur Solar sans proférer une syllabe de plus. Elle a vu la plaque de cuivre sur la grille de la maison de style espagnol et elle a compris. Pourtant pas un muscle de son visage n’a bougé.

Une soubrette un peu grasse nous a reçus. Je lui ai dit que nous venions de la part du consul de France et que nous voulions voir le docteur au plus tôt. J’avais préparé quelques mots d’espagnol qui ont été suffisants. Elle nous a fait entrer directement dans le cabinet luxueux du praticien et nous nous sommes assis côte à côte, le cœur comprimé par un même malaise. Il s’est écoulé un bon quart d’heure avant l’entrée du médecin. Il devait être dans son bain car, lorsqu’il est entré, il sentait la savonnette et il avait des traces de talc sur les lobes de ses oreilles. C’était un robuste vieillard aux cheveux blancs et au teint olivâtre. Il parlait un français parfait, mais avec un fort accent.

Une fois de plus, j’ai résumé notre aventure. Elle a paru l’intéresser. Il s’est mis à examiner la tête de la jeune femme avec minutie.

Quand il a eu fini, il m’a pris à l’écart.

— Je ne pense pas que ce soit le traumatisme qui lui a occasionné cette amnésie. Le coup à la tête, si j’en crois la blessure bénigne, a été relativement léger… Je pense que cette femme souffrait déjà de troubles nerveux, ou bien est-ce l’émotion causée par l’accident qui a provoqué chez elle une commotion psychique…

— Que faut-il faire, docteur  ?

Il aurait bien voulu le savoir lui-même. Du reste, il ne m’a pas bluffé.

— Nous nous trouvons devant un cas où la médecine redevient tâtonnante, monsieur. Je crois qu’il lui faut le calme… Dans quelque temps, si son cerveau n’émet pas de lueurs, nous essayerons des électrochocs.

— Votre conviction intime, s’il vous plaît  ?

— Franchement, je n’en ai pas. Peut-être retrouvera-t-elle peu à peu la mémoire. Il est évident que si elle se trouvait en présence de gens ou de lieux qui lui furent chers, elle récupérerait davantage…

En bref, nous n’étions pas plus avancés en sortant de chez lui qu’en y entrant.

Nous avons repris la route de la Casa Patricio.

— C’est définitif, n’est-ce pas  ? m’a-t-elle demandé au moment où je quittais l’autoroute pour prendre le chemin poussiéreux.

— Rien n’est définitif… Ne vous tracassez pas… Laissez-vous vivre…

Elle a fait un signe affirmatif. Elle était résignée.

Devant un groupe de maisons cossues, un attelage bizarre stationnait. Sur une charrette garnie de guirlandes fanées, un piano mécanique aux touchantes enluminures moulait de vieilles scies. Un homme en guenilles l’actionnait d’un mouvement accablé. Sa femme bordait un nourrisson couvert de croûtes suppurantes à l’arrière de la charrette. Elle avait de longs cheveux noirs, emmêlés, et l’air le plus tragique que j’aie jamais vu sur un visage.

La musique du piano était plus désespérante que l’attelage lui-même. Elle accrochait de la navrance aux pompons décorant les oreilles de l’âne.

Je me suis arrêté. Ma compagne avait les larmes aux yeux. Sa tristesse m’a fait du bien, car elle me prouvait qu’elle était accessible à la pitié. Que la détresse des autres l’émût, en cet instant où elle-même était si pitoyable, m’a noué la gorge.

— Je commence à apprendre beaucoup de choses sur vous, ai-je murmuré. Je sais déjà que vous êtes jolie et que vous êtes bonne. Ce sont les deux principales qualités qu’un peintre et un homme puissent espérer d’une femme.

6

J’ai remisé ma voiture sous le toit de roseaux.

— Venez…

Elle m’a suivi. J’étais un peu gêné en entrant dans la Casa  ; heureu-sement, les pensionnaires étaient sur la plage et les Patricio s’activaient dans la cuisine. L’air empestait l’huile chaude. Je finissais par perdre tout appétit dans ce pays.

La jeune fille est restée debout au milieu du réfectoire, regardant Te-jero disposer les couverts sur les nappes douteuses. Il a feint de nous ignorer.

J’ai touché le bras de ma compagne.

— Vos vêtements sont déchirés et poussiéreux. J’aurais dû vous en acheter d’autres à Barcelone… Ce sera pour demain… En attendant, je vais vous prêter un pantalon de toile et une chemise. Ils seront trop grands pour vous, sans doute, mais on n’en a rien à fiche  !

Je crois que ce déguisement l’a amusée. J’avais justement un black-jean très étroit et une mari-nière de toile bleue… C’était naturellement bien trop grand, mais cette am-pleur lui donnait un côté artiste qui lui allait bien.

La coquetterie féminine a repris le dessus. Elle s’est arrêtée devant le mauvais miroir du bar pour renouer ses cheveux.

— Voulez-vous que je commence tout de suite votre portrait  ?

— Oui.

Ça a eu l’air de lui faire plaisir… Elle a rougi de contentement…

Je suis allé chercher mon attirail dans ma chambre. J’ai posé derrière le lit ma toile en cours et j’en ai choisi une de dimension moyenne, toute blanche.

Rien n’est plus angoissant qu’une toile blanche pour un peintre. C’est une sorte de fenêtre ouverte sur l’infini. Une fenêtre où peuvent surgir les plus troublantes métamorphoses.

Je connaissais un endroit tranquille, loin de la plage, dans la pinède. Le sol sableux était jonché de pommes de pin poisseuses et les cigales y menaient grand tapage.

J’ai balayé les pommes de pin et enfoncé mon che-valet profondément de manière qu’il soit bas et que je puisse travailler à genoux. C’est à mon avis une position idéale pour peindre. Elle vous met dans l’état de ferveur nécessaire à une profonde concentration. L’agenouillement, c’est en somme l’exercice physique du recueillement.