— N’importe qui peut avoir un bout de silex et de l’acier dans son escarcelle, et il ne faut qu’une minute pour allumer un feu avec de la paille sèche.
— Faites ce que vous pouvez, dit Elayne.
Il faudrait beaucoup de chance pour surprendre un incendiaire en flagrant délit et plus encore pour obtenir de lui des aveux désignant un commanditaire autre que « quelqu’un qui avait le visage caché sous un capuchon ». À moins d’avoir la chance de Mat Cauthon, il ne semblait guère plausible de pouvoir remonter la piste de cette transaction criminelle jusqu’à Arymilla, Elenia, ou Naean.
— Avez-vous autre chose, Maître Norry ?
Tripotant son long nez, il évita son regard.
— Il est… euh… parvenu à mon attention que les Maisons Marne, Arawn et Sarand ont toutes récemment fait de très gros emprunts, garantis sur les revenus de leurs domaines.
Maîtresse Harfor haussa les sourcils jusqu’à la racine de ses cheveux, avant de reprendre son impassibilité.
Fixant sa tasse, Elayne s’aperçut qu’elle l’avait vidée. Les banquiers ne disaient jamais combien ils avaient prêté, ni à qui, ni avec quelles garanties, mais elle ne lui demanda pas d’où il tenait ses informations. Ce serait… embarrassant. Pour tous deux. Elle sourit quand Aviendha prit sa tasse vide, puis grimaça quand elle la lui rapporta pleine. Aviendha semblait penser qu’elle devait boire du thé léger jusqu’à ce que ses yeux se mettent à flotter ! Le lait de chèvre était meilleur, mais de l’eau de vaisselle à la place du thé aurait fait l’affaire. Bon, elle tiendrait la foutue tasse, mais elle n’était pas obligée de boire.
— Les mercenaires, gronda Dyelin, d’une fureur qui aurait fait reculer un ours. Je l’ai déjà dit et je le répète : le problème avec ces épées-vendues, c’est qu’elles ne restent pas toujours vendues aux mêmes personnes.
Dès le début, malgré les faibles effectifs dont disposait Elayne pour assurer la défense de la cité, elle s’était opposée à l’engagement de ces mercenaires qui paraissaient pourtant indispensables pour empêcher l’armée d’Arymilla d’entrer par n’importe quelle porte. Birgitte, qui partageait son point de vue, avait fini par se rendre aux arguments d’Elayne. Mais elle continuait à s’en méfier. Elle secoua la tête. Assise près du feu sur le bras d’un fauteuil, elle posa une botte avec son éperon sur le siège.
— Les mercenaires se soucient de leur réputation, sinon de leur honneur. Changer de camp est une chose ; trahir à une porte en est une autre. Une compagnie qui agirait ainsi ne serait plus jamais engagée nulle part. À moins, bien sûr, d’envisager qu’Arymilla n’ait pu leur offrir à tous, du capitaine jusqu’au dernier soldat, une somme suffisante pour leur permettre de vivre comme des seigneurs jusqu’à la fin de leurs jours.
Norry s’éclaircit la gorge. Même sa toux sonnait monotone.
— Il semble qu’elles… euh, les Maisons aient emprunté les mêmes sommes deux fois ou même trois. Les banquiers, bien entendu, ne peuvent rien affirmer… enfin, pour le moment.
Birgitte se mit à jurer, puis se tut. Dyelin fronça les sourcils sur son vin, assez fort pour le faire tourner. Aviendha pressa furtivement la main d’Elayne, puis la lâcha. Le feu crépita dans une pluie d’étincelles, dont quelques-unes frôlèrent les franges du tapis.
— Il va falloir surveiller les compagnies de mercenaires.
Elayne leva une main pour faire taire Birgitte, qui n’avait rien dit, mais qui communiquait par le lien.
— Pour ça, il faudra trouver des hommes quelque part.
Par la Lumière ! Il semblait qu’il faille se protéger autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la cité !
— Il ne devrait pas en falloir beaucoup, mais il me paraît indispensable de repérer à temps le moindre comportement anormal de leur part. Ce sera peut-être le seul avertissement que nous aurons.
— Je me demandais justement quoi faire si l’une des compagnies se vendait à l’ennemi ! dit Birgitte, ironique. Mais le savoir ne suffira pas, sauf si j’ai des hommes pour remplacer les traîtres. Or la moitié des soldats de la cité sont des mercenaires, l’autre est composée de vieillards qui vivaient de leur pension il y a encore quelques mois. Je vais les changer de poste de façon aléatoire. Il leur sera plus difficile de trahir s’ils ne savent pas où ils seront postés le lendemain, mais je ne garantis rien.
Elle avait beau protester qu’elle n’était pas Générale, elle avait vu plus de batailles et de sièges que dix généraux, et elle savait très bien comment les choses se passaient.
Elayne se prit à regretter de ne pas avoir un peu de vin dans sa tasse.
— Y a-t-il une chance pour que les banquiers apprennent ce que vous savez, Maître Norry ? Je veux dire avant que les prêts ne soient effectifs ? S’ils l’apprennent, certains peuvent décider qu’ils préfèrent Arymilla sur le trône. Alors, elle serait tentée de vider tous les coffres du pays pour rembourser ces prêts. Et peut-être même qu’elle le ferait. Les marchands vont dans le sens du vent, de quelque côté qu’il souffle. On sait aussi que certains banquiers ont tenté d’influencer les événements.
— À mon avis, c’est peu probable, ma Dame. Ils devraient… euh… poser les bonnes questions aux gens qu’il faut, mais les banquiers sont normalement… bouche cousue… les uns avec les autres. Oui, je crois que c’est improbable. Pour le moment.
Dans tous les cas, il n’y avait rien à faire. Sauf confirmer à Birgitte ce qu’elle savait déjà : il y avait une nouvelle source d’assassins et de ravisseurs. Maintenant, il y aurait peu de chances de maintenir la garde rapprochée au-dessus de cent femmes. En admettant que cela ait jamais été possible.
— Merci, Maître Norry, dit Elayne. Vous avez fait du bon travail, comme toujours. Faites-moi savoir immédiatement si vous voyez quelques indices qui laissent à penser que les banquiers se posent des questions.
— Naturellement, ma Dame, dit-il, baissant la tête comme une aigrette s’apprêtant à pêcher un poisson. Ma Dame est très bonne.
Quand Reene et Norry quittèrent la pièce, le Premier Clerc tint la porte à la Première Servante, et s’inclina un poil plus gracieusement que d’ordinaire, tandis qu’elle le précédait dans le couloir. Aviendha lâcha la garde contre les écoutes qu’elle tenait toujours. Dès que la porte se fut refermée, elle dit :
— Quelqu’un a essayé d’écouter.
Elayne branla du chef. Il n’y avait aucun moyen de savoir qui. Une Sœur Noire ? Une femme de la Famille trop curieuse ? Au moins, la tentative avait échoué.
Dyelin accueillit la nouvelle avec moins de flegme, marmonnant contre le Peuple de la Mer. Elle n’avait pas bronché en entendant que la moitié des Pourvoyeuses-de-Vent partaient, mais maintenant elle exigeait de connaître toute l’histoire.
— Je n’ai jamais eu confiance en Zaida, grommela-t-elle quand Elayne eut terminé. Cet accord semble bon pour le commerce, je suppose, mais je ne serais pas surprise qu’elle ait demandé à une Pourvoyeuse-de-Vent d’essayer de nous écouter. Elle m’a fait l’effet d’une femme qui veut tout savoir, au cas où ça pourrait lui être utile un jour.
Et elle, qui hésitait rarement, bredouilla tout en roulant sa tasse entre ses mains :
— Êtes-vous certaine que ce… ce fanal… ne peut pas nous nuire, Elayne ?
— Aussi certaine que je peux l’être, Dyelin. S’il devait détruire le monde, je crois que ce serait déjà fait.
Aviendha éclata de rire, mais Dyelin pâlit. Vraiment ! Parfois il valait mieux rire pour mieux s’empêcher de pleurer.
— Si nous nous attardons trop, maintenant que Norry et Maîtresse Harfor sont sortis, ça risque d’éveiller les soupçons, dit Birgitte.
Elle agita la main vers les murs, montrant la garde qu’elle ne pouvait pas voir. Mais elle savait qu’elle était encore en place. Les réunions quotidiennes avec la Première Servante et le Premier Clerc exigeaient toujours plus de protection.