Bougeant sans bouger, elle chercha un rêveur particulier. Les lumières semblaient tourbillonner autour d’elle, filer si vite qu’elles devenaient des traits lumineux tandis qu’elle flottait immobile dans cette mer d’étoiles. Elle espérait qu’au moins l’un de ceux qu’elle cherchait dormait déjà. Vaguement consciente de son corps, elle se sentit bâiller et replier ses jambes sous les couvertures.
Puis elle vit le point de lumière qu’elle cherchait. Il grossit peu à peu en arrivant vers elle. L’étoile dans le ciel se transforma en pleine lune, puis un mur scintillant emplit sa vision. Elle évita de le toucher pour éviter de gêner le rêveur. De plus, ce serait embarrassant de se glisser par accident dans les rêves d’un autre. Traversant par la force de sa volonté l’espace infime qui restait entre elle et le rêve, elle parla doucement, pour ne pas donner l’impression qu’elle hurlait. Elle n’avait pas de corps, pas de bouche, mais elle parlait.
Elayne, c’est Egwene. Rejoignez-moi à l’endroit habituel.
Elle ne pensait pas que quelqu’un puisse surprendre ses paroles, pas sans qu’elle le sache, mais il valait mieux ne pas prendre des risques inutiles.
Le point lumineux s’éteignit. Elayne s’était réveillée. Mais elle se souviendrait, et elle saurait que la voix n’avait pas été qu’une partie de son rêve.
Egwene se déplaça… de côté. Ou peut-être termina-t-elle un pas qui s’était arrêté à mi-course. Elle bougea et…
… Elle se tenait debout dans une petite pièce vide, meublée d’une table en bois sculpté, et de trois chaises à dossier droit. Les deux fenêtres donnaient sur la nuit noire, pourtant il y avait une lumière étrange, différente du clair de lune, de celle d’une lampe ou du soleil. Elle semblait venir de nulle part. Mais ça suffisait pour voir clairement cette triste petite pièce. Les lambris poussiéreux étaient rongés par la vermine, et les vitres cassées des fenêtres avaient laissé entrer la neige et une épaisse couche de brindilles et de feuilles mortes. La table et les chaises ne bougeaient pas, pourtant, par moments, le temps de tourner la tête, la neige semblait avoir disparu, et les brindilles et les feuilles avoir changé de place, comme dispersées par le vent. Un univers mouvant s’offrait à ses yeux. À présent, plus rien ne lui semblait bizarre, pas plus que la sensation que des yeux invisibles l’observaient. Rien n’était vraiment réel, c’était juste la façon d’être des choses dans le Tel’aran’rhiod. Un reflet de la réalité et un rêve mélangés. Dans le Monde des Rêves, tout paraissait vide. La pièce donnait la même sensation de vide vertigineux que celle des lieux réellement abandonnés dans le monde.
Quelques mois plus tôt, cette petite pièce avait été le bureau de l’Amyrlin dans l’auberge de la Petite Tour. Le village de Salidar, conquis sur la forêt environnante, bourdonnait d’activité, cœur de la résistance à Elaida. À présent, si elle sortait, elle verrait de jeunes arbres poussant dans la neige au milieu de ces rues qu’elles avaient eu tant de mal à défricher. Des sœurs Voyageaient encore à Salidar, pour visiter les pigeonniers, toutes voulant éviter qu’un pigeon envoyé par l’un de leurs yeux-et-oreilles ne tombe entre d’autres mains, mais seulement dans le monde réel. Ici, aller visiter les pigeonniers aurait été aussi inutile que souhaiter que les pigeons vous trouvent par miracle. Les animaux apprivoisés semblaient n’avoir aucun reflet dans le Monde des Rêves, et rien de ce qu’on faisait ici ne touchait le monde de la veille. Les sœurs ayant accès à un ter’angreal de rêve avaient d’autres lieux à visiter qu’un village déserté de l’Altara, et personne d’autre non plus n’avait de raisons de venir ici. C’était l’un des rares endroits du monde où Egwene était sûre qu’on ne la surprendrait pas.
Attendant l’apparition d’Elayne, elle s’efforça de modérer son impatience. Elayne n’était pas une Rêveuse, elle avait besoin d’un ter’angreal. Et elle voudrait dire à Aviendha où elle allait, sans aucun doute. Comme l’attente s’éternisait, Egwene se surprit à arpenter le grossier parquet avec irritation. Ici, le temps s’écoulait différemment. Une heure dans le Tel’aran’rhiod pouvait ne durer que quelques minutes dans le monde réel, ou l’inverse. Elayne pouvait se déplacer comme le vent. Egwene vérifia sa tenue : une robe d’équitation grise aux riches broderies vertes sur le corsage et à larges bandes sur la jupe divisée – avait-elle pensé à l’Ajah Verte ? –, ses cheveux emprisonnés dans un filet d’argent. La longue étole étroite de l’Amyrlin devait être autour de son cou. Elle fit disparaître l’étole, puis, au bout d’un moment, la fit réapparaître, machinalement. L’étole faisait partie d’elle-même, et c’était en tant que Amyrlin qu’elle avait besoin de parler à Elayne.
Pourtant, celle qui apparut comme l’éclair n’était pas Elayne, mais Aviendha. Vêtue de façon étonnante, en soie bleue brodée d’argent, l’encolure et les poignets bordés de dentelle claire. Avec cette robe, son lourd bracelet d’ivoire semblait aussi déplacé que le ter’angreal suspendu à son cou au bout d’un cordon de cuir, anneau de pierre étrangement torsadé piqué de couleurs.
— Où est Elayne ? demanda anxieusement Egwene. Est-ce qu’elle va bien ?
L’Aielle jeta un regard stupéfait sur sa tenue, et brusquement, elle fut en volumineuse jupe sombre et blouse blanche, avec un châle sombre drapé sur les épaules, un foulard plié retenant en arrière ses cheveux auburn lui tombant jusqu’à la taille, plus longs que dans la vie réelle. Tout était changeant dans le Monde des Rêves. Un collier d’argent apparut autour de son cou, composé de rangées compliquées de disques ouvragés que les Kandoris appelaient « flocons de neige », cadeau qu’Egwene lui avait fait il y avait très longtemps, lui semblait-il.
— Elle n’a pas réussi à faire fonctionner ça, dit Aviendha, le bracelet d’ivoire glissant jusqu’à son poignet quand elle toucha l’anneau torsadé toujours attaché à son cordon de cuir, maintenant au-dessus du collier. Ce sont les bébés.
Soudain, elle eut un grand sourire. Ses yeux couleur d’émeraude semblaient scintiller.
— Parfois, elle est très coléreuse. Elle a jeté l’anneau par terre et l’a piétiné.
Egwene renifla. Les bébés ? Ainsi, il y en aurait plus d’un. Curieusement, Aviendha semblait accepter qu’Elayne soit enceinte, et pourtant, Egwene était convaincue qu’elle était amoureuse de Rand elle aussi. Les Aiels avaient des attitudes pour le moins bizarres. Mais Egwene ne l’aurait pas cru d’Elayne ! Et Rand ! En fait, personne n’avait déclaré que Rand était le père, et elle pouvait difficilement poser la question, mais elle savait compter. De plus, elle doutait fort qu’Elayne ait couché avec un autre homme. Elle réalisa que ses vêtements étaient en gros drap foncé et lourd, avec un châle bien plus épais que celui d’Aviendha. C’était une tenue pratique dans les Deux Rivières. À porter pour siéger au Cercle des Femmes. Ou quand une écervelée s’était fait mettre enceinte sans qu’il y ait de mariage en vue. Elle inspira profondément. Elle était à nouveau dans sa robe d’équitation à broderies vertes et le reste du monde ne ressemblait pas aux Deux Rivières. Par la Lumière, elle était parvenue assez loin pour le savoir. Qu’elle l’appréciât ou non, elle pouvait vivre avec.