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En soupirant, Egwene reposa sa tasse sur la table, où elle disparut aussitôt, et se frotta les yeux. La suspicion faisait vraiment partie de son être à présent. Et sans elle, il était peu probable qu’elle survive longtemps. Là, elle n’était pas obligée d’agir en fonction de ses soupçons, pas avec une amie.

— Vous êtes fatiguée, dit Aviendha, de nouveau en blouse blanche, jupe sombre et châle, Sagette inquiète aux yeux verts perçants. Vous ne dormez pas bien ?

— Je dors bien, mentit Egwene, parvenant à sourire.

Aviendha et Elayne avaient assez de soucis sans qu’elle leur parle de ses migraines.

— Je ne vois rien d’autre, dit-elle en se levant. Et vous ? Alors, nous avons terminé, ajouta-t-elle quand Aviendha secoua la tête. Dites à Elayne de prendre bien soin d’elle. Prenez soin d’elle. Et de ses bébés.

— Bien sûr, dit Aviendha, de nouveau en soie bleue. Mais vous devez vous occuper de vous. Je crois que vous vous menez trop durement. Dormez bien et réveillez-vous de même, dit-elle à la façon dont les Aiels se souhaitent bonne nuit.

Puis elle s’évanouit.

Egwene fronça les sourcils sur l’endroit où son amie avait disparu. Elle ne se menait pas trop durement, seulement autant qu’il le fallait. Elle réintégra son corps et constata qu’il dormait profondément.

Ce qui ne voulait pas dire qu’elle dormait, elle. Son corps reposait, animé d’une respiration lente et régulière. Elle se glissa dans ce sommeil pour que les rêves puissent l’atteindre. Elle aurait pu attendre d’être réveillée et se remémorer ensuite les rêves qu’elle notait dans un petit carnet relié en cuir qu’elle cachait au fond d’un coffre à vêtements, sous des chemises de lin qu’elle ne mettrait qu’au printemps. Cependant, l’observation des rêves à mesure qu’ils se déroulaient gagnait du temps. Elle pensait que ça l’aidait à les interpréter. Au moins, pour ceux qui n’étaient pas des fantaisies oniriques.

Car celles-là étaient nombreuses. Gawyn y figurait souvent, grand et beau jeune homme qui la prenait dans ses bras, dansait et faisait l’amour avec elle. Une fois, en rêve, elle s’était refusée à lui. Elle avait rougi rien que d’y penser en se réveillant. À présent, cela lui paraissait si bête, si infantile… D’une façon ou d’une autre, elle le lierait à elle comme Lige un jour ; elle l’épouserait et elle ferait l’amour avec lui jusqu’à ce qu’il demande grâce. Même dans son sommeil, elle pouffa à cette idée. D’autres rêves n’étaient pas aussi agréables. Elle se retrouvait sous les arbres, avec de la neige jusqu’à la taille, sachant qu’elle devait atteindre l’orée de la forêt. Quand elle apercevait enfin la lisière, en un clin d’œil, la limite reculait au loin, la laissant patauger de plus belle. D’autres fois, elle poussait une lourde meule vers le sommet d’une colline abrupte, puis, presque arrivée au but, glissait, tombait et voyait l’énorme pierre rouler jusqu’au bas de la pente. Elle devait redescendre et recommencer, sauf que chaque fois la colline était plus haute qu’avant. Elle en savait assez sur les rêves pour reconnaître d’où venaient ceux-là, même s’ils n’avaient pas de signification particulière, hormis le fait qu’elle était très fatiguée et qu’elle se sentait impuissante face à la tâche apparemment infinie qui l’attendait. Son corps tressautait durant ces rêves laborieux, et tentait d’apaiser ses muscles, de les détendre. Le demi-sommeil ne valait guère mieux que les insomnies à s’agiter sur sa couchette. Grâce à ses efforts, elle obtint quelques résultats.

D’autres rêves s’intercalaient entre ceux-là.

Mat, sur la prairie d’un village, faisait une partie de bowling. Les chaumières avaient des formes vagues, comme dans les rêves – avec des toits en ardoise, des maisons en pierre ou en bois – mais lui était bien net, vêtu d’une belle tunique verte et coiffé d’un chapeau à large bord, exactement comme il était le jour où il était entré dans Salidar. Il n’y avait personne d’autre en vue. Roulant la boule entre ses mains, il courait puis la lançait sur l’herbe rase. Les neuf quilles tombaient, se dispersaient comme sous un coup de pied. Mat se retournait, prenait une autre boule, et toutes les quilles étaient de nouveau debout. Ou plutôt une nouvelle série de quilles. Celles d’avant gisaient toujours où elles étaient tombées. Il relançait la boule, qui roulait paresseusement.

Egwene avait envie de hurler. Les quilles n’étaient pas de simples morceaux de bois. C’étaient des hommes qui se tenaient debout, regardant la boule venir sur eux. Aucun ne bougeait jusqu’au moment où la boule les envoyait valser. Mat se retournait pour prendre une troisième boule. D’autres quilles, des hommes debout bien alignés parmi ceux affalés par terre, comme morts. Vraiment morts. Indifférent, Mat continuait à jouer.

C’était un vrai rêve ; elle le sut bien avant qu’il se termine. Les prémices d’un avenir qui se réaliserait peut-être, un avertissement. Les vrais rêves représentaient toujours des éventualité, jamais des certitudes – elle devait souvent se le rappeler : Rêver n’était pas Prophétiser –, mais celles-ci étaient terribles. Chacune de ces quilles humaines représentait des milliers d’hommes. De cela, elle était certaine. Et une Illuminatrice en faisait partie. Mat en avait connu une autrefois, mais il y avait longtemps de ça. Les Illuminateurs étaient dispersés, leurs maisons de guilde détruites. Une Illuminatrice exerçait même son art dans un cirque ambulant avec lequel Elayne et Nynaeve avaient voyagé un certain temps. Mat pouvait trouver un Illuminateur n’importe où. Malgré tout, ce n’était qu’une éventualité. Elle en avait déjà rêvé au moins deux fois. Le rêve n’était pas exactement le même, mais avait toujours la même signification. Cela rendait-il sa réalisation plus certaine ? Il faudrait qu’elle le demande à une Sagette, or elle y répugnait de plus en plus. Chaque question qu’elle leur posait révélait quelque chose. Leurs objectifs n’étaient pas les siens. Pour sauver le maximum d’Aiels, elles laisseraient raser la Tour Blanche jusqu’aux fondations.

Autres rêves.

Elle peinait en montant un étroit sentier rocailleux taillé dans la paroi d’une immense falaise. Des nuages l’entouraient, cachant le sol en bas et le sommet en haut, pourtant elle savait que ces deux points étaient loin d’elle. Elle devait poser les pieds avec prudence. Le sentier sillonnait sur une corniche fissurée à peine assez large pour qu’elle s’y tienne debout, une épaule collée à la paroi. De gros cailloux risquaient à tout moment de rouler sous son pied, la précipitant dans le vide. Le principe était le même que lorsqu’elle poussait une meule de pierre en haut d’une colline ou quand elle tirait des charrettes. Mais elle savait que c’était un vrai rêve.

Brusquement, la corniche s’effondrait sous ses pieds dans un craquement de pierre éclatée. Elle essayait, en pleine panique, de se raccrocher à la paroi ; cherchant une prise, elle parvenait in extremis à glisser l’extrémité de ses doigts dans une minuscule fissure, et sa chute s’arrêtait dans une secousse à lui arracher le bras. Les pieds ballants dans les nuages, elle écoutait les pierres rebondir contre la falaise jusqu’à ce que le son s’évanouisse sans que jamais elle n’entende le choc des cailloux heurtant le sol. Elle voyait vaguement la corniche effondrée sur sa gauche à dix pieds. Elle aurait très bien pu se trouver à un mile de là, pour les chances qu’elle avait de l’atteindre. Dans l’autre direction, le brouillard cachait ce qui restait du sentier, mais cela lui paraissait encore plus éloigné. Elle n’avait pas de force dans les bras. Impossible de se hisser, il fallait seulement rester accrochée par le bout des doigts jusqu’au moment où elle tomberait. Les bords de la crevasse semblaient aussi tranchants que des couteaux.