Un second palier l’amena à l’étage supérieur des sous-sols, où elle laissa la boule lumineuse s’évanouir et relâcha la saidar. Ici, les ombres étaient parsemées de flaques de lumière blême qui se touchaient presque les unes les autres, émises par des lampes enfoncées dans des appliques en fer sur les murs en pierre taillée. Rien ne bougeait, à part un rat qui détala, ses griffes crissant sur les pavés. Cela la fit presque sourire. Les yeux du Grand Seigneur étaient partout maintenant, même si personne n’avait remarqué que tisser des gardes ne servait plus à rien. Elle ne pensait pas que ça provenait de Mesaana ; les gardes ne fonctionnaient plus, tout simplement, comme elles étaient censées le faire. Il y avait… des lacunes. En tout cas, elle ne se souciait pas que le rat l’ait vue, mais elle s’esquiva vivement dans un étroit escalier en spirale. Il risquait d’y avoir du monde à cet étage.
Peut-être, se dit-elle en montant, pouvait-elle tâter Mesaana au sujet de cet impossible fanal de Pouvoir pendant qu’elle était… fragile. L’Élue penserait qu’elle cachait quelque chose si elle n’en parlait pas. Toute femme au monde capable de canaliser devait se demander ce qui s’était passé. Elle devait juste veiller à ne rien laisser échapper suggérant qu’elle avait visité le site. Longtemps après la disparition du fanal, naturellement – elle n’était pas assez bête pour aller se promener au milieu de ça. Pourtant Mesaana semblait penser qu’Alviarin pouvait exécuter ses corvées sans prendre un instant pour elle. Cette femme pouvait-elle croire qu’elle n’avait pas d’affaires personnelles à régler ? Il valait mieux se comporter comme tel. Pour le moment, au moins.
En haut des marches, elle s’immobilisa devant une petite porte assez grossière de ce côté, pour se ressaisir, tout en pliant sa cape sur son bras. Mesaana était une Élue, mais n’en était pas moins humaine. Mesaana commettait aussi des erreurs, et n’hésiterait pas à tuer Alviarin sur-le-champ si elle en faisait une. Ramper, obéir et survivre. Rester en permanence sur ses gardes. Elle savait cela longtemps avant de rencontrer l’un des Élus. Sortant son étole blanche de Gardienne de son aumônière, elle la mit autour de son cou et entrouvrit la porte d’un cheveu pour écouter. Le silence, comme prévu. Elle entra dans la Neuvième Réserve et referma la porte derrière elle. Du côté intérieur, la porte était tout aussi simple, mais soigneusement polie et bien cirée.
La Bibliothèque de la Tour était divisée en douze réserves, du moins à la connaissance de tous, dont la Neuvième était la plus petite, consacrée aux textes sur les différents systèmes arithmétiques. C’était malgré tout une grande salle ovale couronnée d’un dôme aplati, avec des rangées et des rangées de hautes étagères en bois, chacune entourée d’une étroite galerie quatre toises au-dessus des dalles du sol aux sept couleurs des Ajahs. De hautes échelles se dressaient le long des étagères, sur roulettes pour pouvoir être déplacées facilement, soit sur le sol, soit sur les galeries, et des torchères en cuivre à miroirs, avec des bases si lourdes qu’il fallait trois ou quatre hommes pour en déplacer une. L’éclairage était une préoccupation constante à la Bibliothèque. Les torchères étaient toutes allumées, pour faciliter la recherche d’un livre ou d’un manuscrit dans sa boîte. Une petite charrette à bras contenant trois gros volumes dans un coffret en cuir, à replacer dans les rayons, était toujours à l’endroit où elle se souvenait l’avoir vue la dernière fois qu’elle avait traversé la salle. Elle ne comprenait pas l’intérêt d’avoir plusieurs systèmes arithmétiques, ni pourquoi tant de livres avaient été écrits sur ce sujet, et, bien que la Tour se piquât de posséder la plus grande collection de livres, couvrant tous les sujets possibles, il semblait que la plupart des Aes Sedai étaient de son avis. Comme elle n’avait jamais vu une autre sœur dans la Neuvième Réserve, elle s’en servait comme issue. Devant les hautes portes voûtées grandes ouvertes, elle écouta, pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans les couloirs, avant de se glisser dehors. N’importe qui aurait trouvé étrange qu’elle se soit prise de passion soudaine pour l’arithmétique.
Se hâtant dans les couloirs principaux, aux carreaux disposés en bandes aux sept couleurs des Ajahs qui se répétaient indéfiniment, il lui vint à l’esprit que la Bibliothèque était plus silencieuse que d’habitude, même en tenant compte du nombre réduit de sœurs qui y vivaient actuellement. On en voyait toujours une ou deux, ne fût-ce que des bibliothécaires – quelques Brunes avaient un appartement à ce niveau, en plus de leurs appartements à la Tour –, pourtant les immenses personnages sculptés dans les murs, sujets aux vêtements extravagants ou animaux étranges de dix pieds de haut ou plus, auraient pu être ses seuls habitants. Les suspensions en forme de roues suspendues dix toises au-dessus du sol grinçaient doucement au bout de leur chaîne. Le bruit de ses pas semblait étrangement fort, résonnant sous la voûte du plafond.
— Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda une voix féminine derrière elle.
Stupéfaite, Alviarin pivota sur elle-même, manquant lâcher sa cape, avant de se ressaisir.
— Je voulais juste traverser la Bibliothèque, Zemaille, dit-elle, immédiatement irritée.
Si elle était nerveuse au point de se justifier devant une bibliothécaire, il fallait qu’elle se reprenne en main sérieusement, avant de faire son rapport à Mesaana. Elle avait presque envie de dire à Zemaille ce qui se passait à Tremalking, juste pour tester sa réaction.
Le visage sombre et terne de la Sœur Brune ne changea pas, mais une nuance d’émotion indéchiffrable altéra sa voix. Grande et très mince, Zemaille arborait toujours ce masque réservé et distant, mais Alviarin la soupçonnait d’être moins timide et moins aimable qu’elle ne le montrait.
— C’est assez compréhensible. La Bibliothèque est reposante et c’est une triste époque pour toutes. Encore plus triste pour vous, bien sûr.
— Bien sûr, répéta Alviarin, machinalement.
Triste époque ? Pour elle en particulier ? Elle envisagea d’entraîner cette femme dans un coin discret où elle pourrait l’interroger et la supprimer, mais elle remarqua une autre Brune, femme ronde à la peau encore plus sombre que Zemaille, qui les regardait plus loin dans le couloir. Même si Aiden et Zemaille étaient toutes les deux faibles dans le Pouvoir, les supprimer toutes les deux serait difficile, voire impossible. Pourquoi étaient-elles au rez-de-chaussée ? On les voyait rarement, naviguant entre les salles des niveaux supérieurs qu’elles partageaient avec Nyein, la troisième Sœur du Peuple de la Mer, et la Treizième Réserve, où l’on conservait les archives secrètes. Toutes les trois travaillaient là, volontairement immergées jusqu’au cou dans leur travail. Elle continua à marcher, se disant qu’elle était nerveuse sans raison, mais elle avait la chair de poule entre les omoplates, et cette pensée ne fit rien pour la calmer.
L’absence de bibliothécaires à la grande entrée lui donna encore plus la chair de poule. Des bibliothécaires étaient toujours postées à toutes les entrées, pour s’assurer que pas un morceau de papier ne sortait de la Bibliothèque sans qu’elles le sachent. Alviarin canalisa pour pousser le battant sculpté d’une des grandes portes avant d’y arriver et le laissa entrouvert sur ses gonds de bronze tandis qu’elle descendait vivement les marches de marbre. La neige avait été déblayée dans la large avenue dallée bordée de chênes conduisant à la Tour Blanche. Dans le cas contraire, Alviarin aurait canalisé pour dégager la voie devant elle, et tant pis pour ce qu’en auraient pensé les autres. Mesaana lui avait exposé clairement le prix à payer au cas où elle aurait pris le risque que quelqu’un apprenne le tissage pour le Voyage, ou tout simplement son existence. Elle aurait aimé pouvoir Voyager à partir de là. Avec la Tour en vue, se dressant à travers les arbres et luisant sous le pâle soleil matinal, elle y serait arrivée en un seul pas. Au lieu de quoi, elle dut marcher à grandes enjambées, réprimant son envie de courir.