Elle attendit à peine que la porte se soit refermée.
— Cela ne change rien, Elaida, vous le comprenez sûrement. Vous devez réfléchir calmement, ne pas trébucher sur une aberration momentanée.
Elle savait qu’elle disait n’importe quoi, mais elle ne pouvait pas s’arrêter.
— Le désastre des Sources de Dumai, le désastre certain de la Tour Noire peuvent vous faire perdre votre siège. Vous avez besoin de moi pour garder la baguette et l’étole. Vous avez besoin de moi, Elaida. Vous…
Elle serra les dents avant que sa langue ne se délie complètement. Il devait encore y avoir un moyen.
— Je m’étonne que vous soyez revenue, dit Elaida, se levant et lissant ses jupes à taillades rouges.
Elle n’avait jamais renoncé à se vêtir comme une Rouge. Curieusement, elle souriait franchement en contournant la table.
— Étiez-vous cachée quelque part dans la cité depuis l’arrivée des rebelles ? Je pensais que vous vous embarqueriez dès que vous apprendriez leur présence. Qui aurait pensé qu’elles redécouvriraient le Voyage ? Imaginez ce que nous pourrons faire quand nous le saurons aussi.
Souriante, elle traversa le tapis d’un pas glissé.
— Maintenant, voyons donc. Qu’est-ce que j’ai à craindre de vous ? À la Tour, on ne parle que des histoires qui nous parviennent du Cairhien mais, même si les sœurs obéissent au jeune al’Thor, ce que personnellement je ne crois pas, tout le monde blâme Coiren. Elle avait la responsabilité de l’amener ici, et elle a pratiquement été jugée et condamnée dans l’esprit des sœurs.
Elaida s’arrêta devant Alviarin, l’acculant dans le coin. Elle ne souriait pas avec ses yeux, qui, eux, brillaient. Alviarin ne pouvait pas détacher les yeux de ce regard.
— La semaine dernière, j’ai appris beaucoup de choses sur la Tour Noire, reprit Elaida, ses lèvres frémissant de dégoût en prononçant ce nom. Il semble que les Asha’man sont encore plus nombreux que vous ne le supposiez. Mais tout le monde pense que Toveine a eu le bon sens de s’en informer avant d’attaquer. Il y a eu beaucoup de discussions à ce sujet. Si elle revient ici, vaincue et la tête basse, c’est elle qui sera blâmée. Alors vos menaces…
Alviarin s’affaissa contre le mur, clignant des paupières pour s’éclaircir la vision, avant de réaliser qu’Elaida l’avait giflée. Sa joue enflait déjà. L’aura de la saidar entourait Elaida et un écran était descendu sur Alviarin avant qu’elle ne puisse bouger, l’isolant du Pouvoir. Mais Elaida n’avait pas l’intention d’utiliser le Pouvoir. Elle ramena le poing en arrière. Toujours souriante.
Lentement, elle prit une profonde inspiration et laissa retomber son bras. Mais elle laissa l’écran en place.
— Vous en serviriez-vous vraiment ? demanda-t-elle, presque avec douceur.
Alviarin lâcha brusquement la poignée de sa dague. Elle l’avait saisie par réflexe, mais même si Elaida n’avait pas tenu le Pouvoir : la tuer alors que tant de Députées savaient qu’elles étaient ensemble équivalait à se tuer elle-même. Son visage s’empourpra quand Elaida renifla avec dédain.
— Il me tarde de vous voir la tête sur le billot pour trahison, Alviarin, mais avant d’avoir des preuves, il y a une ou deux choses que je peux faire. Vous rappelez-vous combien de fois vous avez convoqué Silviana pour m’imposer une pénitence privée ? J’espère que oui, parce que vous en subirez dix pour chacune que j’ai dû supporter. Ah, autre chose…
D’un coup sec, elle tira l’étole qu’Alviarin avait autour du cou.
— Comme personne n’a pu vous trouver à l’arrivée des rebelles, j’ai demandé à l’Assemblée de vous démettre de votre charge de Gardienne. Pas à l’Assemblée plénière, bien sûr. Vous pourriez y avoir conservé quelque influence. Mais il a été étonnamment facile d’obtenir un consensus de celles qui étaient présentes ce jour-là. Une Gardienne est censée rester proche de son Amyrlin, pas d’aller vagabonder toute seule. À la réflexion, vous n’avez peut-être aucune influence, puisqu’il se trouve que vous vous êtes cachée dans la cité pendant toute votre absence. À moins que vous ne soyez revenue en bateau pour constater le désastre, pensant que vous pouviez récupérer quelque chose dans les ruines ?
« Peu importe. Il aurait sans doute mieux valu pour vous de sauter dans le premier navire en partance. Mais je dois reconnaître que l’idée de vous voir fuir de village en village, honteuse de montrer votre visage à une autre sœur, est bien nettement moins réjouissante comparée au plaisir que je prendrai à vous voir souffrir. Maintenant, hors de ma vue avant que je ne décide que ce sera le fouet plutôt que la ceinture de Silviana.
Jetant par terre l’étole blanche, elle lui tourna le dos et relâcha la saidar, glissant vers son fauteuil comme si Alviarin avait cessé d’exister.
Alviarin s’enfuit en courant, avec l’impression de sentir dans son cou l’haleine des Chiens Noirs. Elle était à peine capable de réfléchir depuis qu’Elaida avait prononcé le mot trahison. Il résonnait dans sa tête, lui donnait envie de hurler. La trahison ne pouvait signifier qu’une chose. Elaida savait, et elle cherchait des preuves. Que le Seigneur Noir lui pardonne. Mais il ne pardonnait jamais. La miséricorde était bonne pour ceux qui avaient peur d’être forts. Elle n’avait pas peur. Elle se sentait sur le point d’éclater de terreur.
Redescendant de la Tour, elle continua à fuir. S’il y avait des domestiques dans les couloirs, elle ne les vit pas. L’horreur l’aveuglait. Arrivée au sixième niveau, elle courut à ses appartements. Enfin, elle supposa que c’étaient toujours ses appartements. Les pièces avec balcons ouvrant sur la grande place devant la Tour allaient avec l’office de Gardienne. Pour le moment, il suffisait qu’elle dispose encore de ses appartements.
Le mobilier se composait de meubles domanis laissés par la précédente occupante, en bois clair nervuré, incrustés de nacre et d’ambre. Dans la chambre à coucher, elle ouvrit l’une des armoires, et tomba à genoux, repoussant les vêtements pour fouiller dans le fond à la recherche d’un coffret de deux mains de côté qu’elle possédait depuis des années. Les motifs sculptés étaient compliqués mais maladroits, rangées de nœuds variés apparemment exécutés par un sculpteur ayant plus d’ambition que de talent. Les mains tremblantes, elle le transporta sur une table, et le posa pour essuyer ses mains moites sur sa robe. Pour ouvrir la boîte, il fallait simplement écarter les doigts le plus possible pour pouvoir presser simultanément sur quatre nœuds du bois. Le couvercle se souleva légèrement, et elle l’ouvrit tout grand, révélant son bien le plus précieux enveloppé dans un morceau d’étoffe brune pour qu’il ne cliquette pas si une servante secouait la boîte. La plupart des servantes de la Tour ne se seraient pas risquées à voler, mais il y avait quand même des exceptions.
Pendant un moment, Alviarin se contenta de contempler le paquet, son bien le plus précieux, datant de l’Ère des Légendes. Elle n’avait jamais osé s’en servir jusqu’à présent. « Seulement en cas d’extrême urgence », avait dit Mesaana, dans les situations les plus désespérées, mais quelle circonstance pouvait être plus désespérée que la sienne ? Bien que Mesaana leur ait dit que l’objet pouvait encaisser des coups de marteau sans se briser, elle le développa avec autant de précaution que si elle avait déballé un bibelot en verre soufflé, révélant un ter’angreal, une brillante baguette rouge pas plus grosse que son index, bien lisse excepté quelques lignes croisées très fines gravées en un réseau sinueux. Embrassant la Source, elle toucha ces lignes d’un très fin flux d’Air et de Terre à deux des croisements. Cela n’aurait pas été nécessaire à l’Ère des Légendes, mais quelque chose appelé « flux permanent » n’existait plus. Un monde où n’importe quel ter’angreal pouvait être utilisé par des gens incapables de canaliser semblait bizarre au-delà de toute compréhension. Pourquoi cela avait-il été autorisé ?