Pressant très fort du pouce une extrémité de la baguette – le Pouvoir Unique ne se suffisait pas – elle s’assit lourdement et se renversa contre le dossier de sa chaise, fixant l’objet dans sa main. C’était fait. Elle se sentait vide à présent. Seules, ses peurs voltigeaient dans l’obscurité comme d’énormes chauves-souris.
Au lieu d’envelopper le ter’angreal, elle le mit dans son escarcelle, et se leva le temps de remettre la boîte dans l’armoire. Jusqu’à ce qu’elle soit sûre d’être en sécurité, elle porterait toujours cette baguette sur elle. Mais, pour l’heure, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de rester assise et d’attendre, se balançant d’avant en arrière, les mains crispées entre ses genoux. Il lui était impossible d’arrêter de se balancer tout comme de cesser les gémissements graves qui s’échappaient de sa bouche. Depuis la fondation de la Tour, aucune sœur n’avait jamais été accusée d’appartenir à l’Ajah Noire. Certes, il y avait eu des soupçons émis par des sœurs individuellement, et de temps en temps, des Aes Sedai étaient mortes pour garantir que ces soupçons n’iraient pas plus loin, mais il n’y avait jamais eu d’inculpation officielle. Si Elaida parlait ouvertement du billot du bourreau, elle ne devait pas être loin de l’inculper. On avait aussi fait disparaître des Sœurs Noires, quand les soupçons se précisaient trop. L’Ajah Noire demeurait cachée, quel qu’en soit le prix. Elle aurait voulu pouvoir arrêter de gémir.
Soudain, la lumière baissa dans la chambre, envahie d’ombres crépusculaires tournoyantes. Le soleil semblait incapable de franchir les vitres des fenêtres. Alviarin se jeta à genoux le temps d’un souffle, les yeux baissés. Elle tremblait du désir d’exprimer ses peurs, mais avec les Élus, il fallait respecter les formes.
— Je vis pour servir, Grande Maîtresse, dit-elle.
Elle ne pouvait pas perdre un instant, et encore moins une heure, à hurler de douleur. Elle croisait étroitement les mains pour les empêcher de trembler.
— Quelle est cette extrême urgence, mon enfant ?
C’était une voix cristalline de femme. Mais le ton trahissait le mécontentement.
— Si vous pensez que je vais lever le petit doigt pour vous rendre l’étole de Gardienne, vous vous trompez lourdement. Vous pouvez toujours faire ce que je désire, au prix d’un effort supplémentaire. Et vous pouvez considérer votre pénitence aux mains de la Maîtresse des Novices comme une légère punition, en ce qui me concerne. Je vous avais avertie de ne pas pousser Elaida trop loin dans ses retranchements.
Alviarin ravala ses protestations. Elaida n’était pas une femme qui pliait sans qu’on la pousse très fort. Mesaana devait le savoir. Mais les protestations pouvaient s’avérer dangereuses avec les Élus, tout comme beaucoup choses. Quoi qu’il en soit, la ceinture de Silviana était une bagatelle comparée à la hache du bourreau.
— Elaida sait, Grande Maîtresse, dit-elle dans un souffle, levant les yeux.
Devant elle se dressait une femme d’ombre-et-lumière, vêtue d’ombre-et-lumière, noirs profonds et blancs argentés coulant les uns dans les autres, toujours changeants ; un visage sombre, des yeux d’argent aux sourcils froncés, une bouche pincée aux lèvres argentées… Ce n’était qu’une Illusion. De celles qu’Alviarin aurait tout aussi bien pu créer elle-même. Un éclair de soie verte brodée de bandes ouvragées couleur bronze fulgura quand Mesaana traversa le tapis domani de son pas glissé. Mais Alviarin ne pouvait pas voir les tissages qui créaient l’illusion, pas plus qu’elle n’avait senti ceux tramés par la femme pour arriver jusqu’à elle et plonger la pièce dans la pénombre. Malgré tout ce qu’elle pouvait sentir, Mesaana ne pouvait pas canaliser du tout ! Le désir de ces deux secrets la consumait généralement, mais aujourd’hui elle s’en apercevait à peine.
— Elle sait que j’appartiens à l’Ajah Noire, Grande Maîtresse. Elle m’a démasquée, puis elle a missionné quelqu’un pour enquêter en profondeur. Des douzaines d’entre nous sont peut-être en danger.
Mieux valait présenter la menace comme aussi générale que possible pour être sûre d’obtenir une réaction. De plus, ce pouvait être vrai.
Mesaana fit un geste dédaigneux de sa main argentée. Son visage brillait comme une lune autour de ses yeux à présent noirs comme du charbon.
— C’est ridicule. Elaida n’arrive pas à décider d’un jour à l’autre si elle doit croire à l’existence de l’Ajah Noire. Vous essayez juste de vous éviter quelques souffrances. Peut-être qu’elles vous instruiront de votre erreur.
Alviarin se mit à supplier tandis que Mesaana levait la main plus haut. Un tissage qu’elle ne se rappelait que trop bien se forma dans l’air. Il fallait qu’elle lui fasse comprendre !
Brusquement, les ombres de la pièce tressautèrent. Tout sembla glisser de côté tandis que l’obscurité s’épaississait en blocs sombres. Puis l’obscurité disparut. Stupéfaite, Alviarin se retrouva les mains suppliantes tendues vers une femme aux yeux bleus en chair et en os, vêtue de vert brodé de bronze. Cette femme, cruellement familière, semblait proche de la force de l’âge. Elle savait que Mesaana arpentait la Tour sous le vêtement d’une sœur, quoiqu’aucun des Élus qu’elle avait rencontrés n’ait jamais eu l’air d’éternelle jeunesse des Aes Sedai, mais elle ne parvenait pas à mettre un nom sur ce visage. Et elle réalisa aussi autre chose. Ce visage avait peur.
— Elle a été très utile, dit Mesaana, d’un ton serein et d’une voix qui sollicita sa mémoire. Et maintenant, je vais devoir la tuer.
— Vous avez toujours été… effroyablement prodigue, répliqua une voix dure.
Sous le choc, Alviarin tomba à la renverse devant la haute silhouette d’un homme en armure noire, toute en plates se chevauchant comme les écailles d’un serpent, debout devant une fenêtre. Mais ce n’était pas un homme. Ce visage exsangue n’avait pas d’yeux, juste une peau blanche et morte dans les orbites. Elle avait déjà vu des Myrddraals au service du Seigneur Noir, et elle était même parvenue à soutenir leur regard sans yeux sans donner libre cours à la terreur qu’ils engendraient, mais celui-là la fit reculer jusqu’à ce que son dos cogne contre un pied de la table. Les Myrddraals se ressemblaient tous comme deux gouttes d’eau : grands, minces et identiques. Celui-là faisait cependant une tête de plus que les autres, et avait une apparence terrifiante, qui pétrifiait Alviarin. Machinalement, elle voulut embrasser la Source. Et faillit hurler. La Source avait disparu ! Elle n’était pas entourée d’un écran ; il n’y avait simplement rien à embrasser ! Le Myrddraal la regarda et sourit. Les Myrddraals ne souriaient jamais. Jamais. Elle se mit à haleter.
— Elle peut encore être utile, dit le Myrddraal d’une voix grinçante. Je ne voudrais pas que l’Ajah Noire soit détruite.
— Qui êtes-vous pour défier une Élue ? demanda Mesaana avec un mépris affecté dont l’effet s’évanouit lorsqu’elle s’humecta les lèvres.
— Croyez-vous que la Main de l’Ombre soit juste un nom ?
La voix du Myrddraal n’était plus grinçante. Creuse, elle semblait résonner comme dans des cavernes, venant d’une distance inimaginable. La créature grandissait en parlant, au point que sa tête allait frôler bientôt le plafond.
— Vous avez été convoquée, et vous n’êtes pas venue. J’ai le bras long, Mesaana.
Tremblant visiblement, l’Élue ouvrit la bouche, peut-être pour supplier. Soudain un feu noir la traversa et elle hurla tandis que ses vêtements tombaient en poussière. Des bandes de feu plaquaient ses bras contre ses flancs, s’enroulaient étroitement autour de ses jambes. Une boule crépitante et noire apparut dans sa bouche, écartant ses mâchoires. Elle se contorsionnait, nue et impuissante. Alviarin faillit se souiller en voyant ses yeux révulsés.