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Non que Pevara laissât paraître quoi que ce soit sur son visage, naturellement. Elle était Aes Sedai depuis trop longtemps pour ça. Souriante, elle prit sur le plateau le pichet d’argent à long bec d’où sortait une douce odeur d’épices.

— Prendrez-vous du vin, Tarna, pour fêter votre élévation ?

Le gobelet en main, elles s’assirent dans des fauteuils décorés de spirales sculptées, dont le style démodé au Kandor depuis près de cent ans plaisait à Pevara. Elle n’avait aucune raison de changer d’ameublement selon les caprices de la mode. Les fauteuils lui servaient depuis leur fabrication, et ils étaient confortables, en y ajoutant quelques coussins. Tarna s’assit avec raideur, au bord du siège. À l’évidence, elle était mal à l’aise.

— Je ne suis pas certaine qu’il convienne de fêter quoi que ce soit, dit-elle, tripotant l’étroite étole rouge drapée autour de son cou.

Elle avait choisi une couleur d’un brillant écarlate, presque scintillant.

— Elaida a insisté, et je n’ai pas pu refuser. Beaucoup de choses ont changé depuis que j’ai quitté la Tour, à l’intérieur comme à l’extérieur. Alviarin a rendu toutes les sœurs… vigilantes… au sujet de la Gardienne. Je soupçonne que certaines voudront la voir fouetter quand elle reviendra. Et Elaida…

Elle fit une pause pour déguster son vin. Quand elle abaissa le gobelet, elle parla de tout autre chose.

— Une non-conformiste, c’est souvent ainsi que l’on vous qualifie. J’ai même entendu dire qu’un jour, vous avez dit que vous aimeriez avoir un Lige.

— J’ai été qualifiée de pis que ça, dit Pevara, ironique.

Qu’allait-elle dire concernant Elaida ? À l’entendre, on aurait dit qu’elle aurait refusé l’étole de Gardienne si elle avait pu. Étrange. Tarna n’avait rien de timide ni de réservé. Se taire semblait le mieux. Surtout au sujet des Liges. Elle avait dû trop parler, si la rumeur racontait ça. Elle dégusta lentement son vin. On y avait mis trop de miel à son goût, et pas assez de gingembre.

Raide, Tarna se leva et s’approcha de la cheminée, où elle s’absorba dans la contemplation des miniatures dans leurs cadres laqués blancs. Elle leva une main pour toucher un ovale couleur d’ivoire, et Pevara sentit ses épaules se raidir malgré elle. Georg, son plus jeune frère, n’avait que douze ans à sa mort, lors d’un soulèvement des Amis du Ténébreux. Bien que n’appartenant pas à une famille ayant les moyens de s’offrir des miniatures en ivoire, dès qu’elle avait eu assez d’argent, elle avait trouvé un peintre qui avait travaillé d’après ses souvenirs. Georg avait été un magnifique garçon, grand pour son âge, et ignorant totalement la peur. Longtemps après l’événement, elle avait appris comment son petit frère était mort : un couteau à la main, debout sur le corps de leur père, et s’efforçant de protéger leur mère de la populace. C’était si loin maintenant. Ils auraient tous été morts depuis longtemps, et aussi leurs enfants et les enfants de leurs enfants. Mais certaines haines ne meurent jamais.

— Le Dragon Réincarné est ta’veren, dit-on, dit finalement Tarna, contemplant toujours le portrait de Georg. Croyez-vous qu’il modifie le destin partout ? Ou bien changeons-nous l’avenir nous-mêmes, jusqu’à ce que nous nous retrouvions dans un endroit imprévu ?

— Que voulez-vous dire ? interrogea Pevara, un peu plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu.

Ça ne lui plaisait pas que cette femme regarde si intensément le portrait de son frère tout en parlant d’un homme capable de canaliser, fût-il le Dragon Réincarné. Elle se mordit les lèvres pour s’empêcher de dire à Tarna de se retourner et de la regarder.

— Je ne prévoyais pas de grande difficulté à Salidar. Pas de grand succès non plus, mais ce que j’ai trouvé…

Avait-elle branlé du chef, ou simplement modifié l’angle sous lequel elle regardait la miniature ? Elle parla lentement, mais avec une tension sous-jacente.

— J’ai quitté une soigneuse de pigeons à un jour du village, et ça m’a pris moins d’une demi-journée pour revenir vers elle. Après avoir lâché les oiseaux avec des copies de mon rapport, j’ai voyagé si vite que j’ai dû la payer car elle ne pouvait pas soutenir l’allure. Je ne sais même pas combien de chevaux j’ai montés. Parfois, l’animal était tellement épuisé que je devais montrer mon anneau pour que l’écurie me le change, même en y ajoutant de l’argent. Et comme j’avançais vite, je suis arrivée dans un village du Murandy en même temps que… qu’une équipe de recruteurs. Si je n’avais pas eu une peur paralysante pour la Tour à cause de ce que j’avais vu à Salidar, j’aurais chevauché jusqu’à Ebou Dar où j’aurais pris un bateau pour l’Illian en remontant le fleuve, mais l’idée d’aller au sud au lieu du nord, celle d’attendre un vaisseau m’a envoyée à Tar Valon comme une flèche. Et je les ai vus dans ce village.

— Qui, Tarna ?

— Les Asha’man.

Elle se retourna. Ses yeux étaient toujours bleus comme la glace, mais inquiets. Elle tenait son gobelet à deux mains, comme pour profiter de sa chaleur.

— Je ne savais pas alors qui ils étaient, bien sûr, mais ils recrutaient ouvertement des hommes pour le Dragon Réincarné, et il m’a semblé plus sage d’écouter avant de parler. Bien m’en a pris. Ils étaient six, Pevara, six hommes en tuniques noires. Deux avec une épée d’argent épinglée à leur col testaient les hommes pour savoir s’ils aimeraient apprendre à canaliser. Oh, ils ne le disaient pas ouvertement. Ils appelaient ça : « brandir l’éclair ». Brandir l’éclair et chevaucher le tonnerre. Mais c’était clair pour moi, tout comme pour les idiots à qui ils parlaient.

— Oui, heureusement pour vous que vous avez gardé le silence, dit doucement Pevara. Six hommes pouvant canaliser auraient été plus que dangereux pour une sœur toute seule. Nos yeux-et-oreilles ne parlent que de ces groupes de recruteurs – ils sont partout, de la Saldaea jusqu’à Tear –, mais personne ne semble savoir comment les arrêter. Si ce n’est pas déjà trop tard.

De nouveau, elle faillit se mordre les lèvres.

Curieusement, ces remarques détendirent un peu Tarna. Elle se rassit, se renversa dans son fauteuil, quoiqu’une certaine méfiance perdurât dans son attitude. Elle choisit ses mots avec soin, portant son gobelet à ses lèvres, mais sans boire, remarqua Pevara.

— J’ai eu tout le temps de réfléchir sur le bateau me ramenant dans le nord. Et encore plus de temps après que cet imbécile de capitaine eut échoué son bâtiment si violemment qu’il a démâté et fait un trou dans la coque. Il a fallu des jours pour chercher un autre vaisseau après avoir débarqué, et des jours pour trouver un cheval. Six de ces hommes envoyés dans un village m’ont finalement convaincue. Oh, dans le district environnant aussi, mais il n’est pas très peuplé. Je… Je crains qu’il ne soit trop tard.

— Elaida pense qu’ils peuvent tous être désactivés, dit Pevara, évasive.

Elle s’était déjà trop dévoilée.

— Alors qu’ils peuvent envoyer six hommes dans un petit village et qu’ils savent Voyager ? À mon avis, il n’y a qu’une seule solution. Nous…

Tarna prit une profonde inspiration, se remettant à tripoter son étole rouge vif. Cela semblait davantage une réaction de regret qu’une façon de gagner du temps.

— Les Sœurs Rouges doivent les prendre comme Liges, Pevara.

C’était si stupéfiant que Pevara cligna des yeux. N’eût été ses réserves de sang-froid, elle en serait restée bouche bée.