Les quatre autres Liges n’étaient pas les seuls spectateurs dans la cour. Une svelte jeune fille à la longue tresse noire, qui regardait anxieusement depuis son banc rouge, était la cible des regards courroucés de Cadsuane. Nynaeve aurait dû mettre son anneau du Grand Serpent bien en évidence pour qu’on la croie Aes Sedai, ce qu’elle était. Pas seulement parce que son visage était celui d’une adolescente ; Beldeine semblait encore aussi jeune. Nynaeve trépignait sur son banc, toujours prête à bondir. De temps en temps, ses lèvres remuaient comme si elle criait des encouragements, et parfois elle se tordait les mains comme pour montrer à Lan la façon de manier son épée. Cette fille frivole et passionnée montrait rarement qu’elle avait une cervelle. Min n’était pas la seule à avoir donné son cœur et sa tête à un homme. Selon la coutume du Malkier disparu, la pastille rouge peinte sur le front de Nynaeve indiquait qu’elle était mariée à Lan, même si les Jaunes épousaient rarement leur Lige. D’ailleurs, très peu de sœurs le faisaient. Et bien sûr, Lan n’était pas le Lige de Nynaeve même s’ils prétendaient mordicus le contraire. De qui était-il le Lige ? Ils éludaient la question comme des voleurs s’esquivent dans la nuit.
Les bijoux que portait Nynaeve étaient plus intrigants : un long collier d’or et une mince ceinture en or avec des bracelets et bagues assortis, les gemmes bleues, rouges et vertes qui les ornaient juraient avec sa robe à taillades jaunes. Elle arborait aussi un étrange bijou à la main gauche, des anneaux d’or attachés à un bracelet par des chaînes plates. C’était un angreal, beaucoup plus puissant que la pie-grièche ornant les cheveux de Cadsuane. Les autres bijoux de Nynaeve étaient très semblables à ses autres ornements, des ter’angreals à l’évidence datant de la Destruction du Monde, quand une Aes Sedai pouvait trouver bien des mains tournées contre elle, surtout celles des hommes capables de canaliser. C’était étrange de penser qu’on les appelait aussi Aes Sedai. C’était un peu comme rencontrer un homme qui se serait appelé Cadsuane.
Portait-elle ces bijoux à cause d’al’Thor ou à cause des Asha’man ? Ou encore à cause de Cadsuane Melaidhrin ? Nynaeve avait démontré son loyalisme envers un jeune homme de son village, ainsi que la méfiance qu’il lui inspirait. Elle avait une cervelle, quand elle décidait de s’en servir. Pourtant, jusqu’à ce que cette question ait reçu une réponse, lui faire confiance était beaucoup trop dangereux. L’ennui, c’est que beaucoup de choses semblaient très dangereuses ces derniers temps.
— Jahar devient plus fort, dit brusquement Merise.
Un instant, Cadsuane fronça les sourcils sur la Verte. Plus fort ? La chemise du jeune homme commençait à coller à son dos, alors que Lan n’avait pas commencé à transpirer. Puis elle comprit. Merise pensait à sa force dans le Pouvoir. Cadsuane se contenta de hausser un sourcil interrogateur. Elle ne se rappelait même pas la dernière fois où elle avait laissé une émotion apparaître sur son visage. Ce devait être pendant ses années dans les Collines Noires, quand elle avait commencé à gagner les ornements qu’elle portait à présent.
— J’ai d’abord cru que ses exercices intensifs avec les Asha’man, l’avait amené au maximum de sa force, dit Merise, fronçant les sourcils sur les deux hommes qui s’entraînaient toujours.
En fait, c’était plutôt Jahar qu’elle regardait ainsi, avec un léger plissement du front, car elle réservait ses vrais froncements de sourcils à ceux qui pouvaient voir et reconnaître son mécontentement.
— À Shadar Logoth, je croyais que c’était mon imagination. Il y a trois ou quatre jours, je pensais à moitié que je m’étais trompée. Maintenant, je suis sûre d’avoir raison. Si les hommes acquièrent de la puissance par étapes, impossible de savoir jusqu’où il ira.
Pourtant, elle n’exprima pas ses craintes qu’il devienne plus puissant qu’elle. Le dire aurait été impensable, et bien que Merise se soit habituée à faire l’impensable – la plupart des sœurs se seraient évanouies à la seule idée de lier un homme pouvant canaliser –, elle n’était jamais à l’aise pour en parler. Cadsuane parla d’un ton neutre. Par la Lumière, elle détestait faire preuve de tact.
— Il a l’air content, Merise.
Les Liges de Merise avaient toujours l’air contents. Elle savait les prendre.
— Il est dans une fureur de…
Elle toucha le côté de sa tête comme pour palper le bouquet de sensations qu’elle ressentait par le lien. Elle était vraiment bouleversée.
— Pas de rage. De frustration.
Plongeant la main dans son escarcelle verte en cuir repoussé, elle en sortit une petite broche en émail, silhouette sinueuse rouge et or, comme un serpent avec des pattes et une crinière de lion.
— Je ne sais pas où le jeune al’Thor a trouvé ça, mais il l’a donné à Jahar. Apparemment, pour un Asha’man, c’est l’équivalent du châle. J’ai dû le lui enlever, bien sûr ; il en est encore au stade où il doit apprendre à accepter de faire seulement ce que je lui permets. Mais la perte de l’objet le perturbe… Devrais-je le lui rendre ? En un sens, il le recevrait de ma main.
Cadsuane commença à hausser les sourcils avant de s’en rendre compte. Merise demandait conseil au sujet d’un de ses Liges ?
Naturellement, Cadsuane avait suggéré qu’elle commence par le sonder, mais ce degré d’intimité était… comment dire, impensable ?
— Je suis certaine que vous prendrez la bonne décision.
Avec un dernier regard sur Nynaeve, elle laissa Merise caresser du pouce la broche en émail, les sourcils froncés sur le spectacle de la cour : Lan venait de vaincre Jahar une fois de plus, mais le jeune homme voulait continuer. Quoi que Merise décidât, elle avait déjà appris une chose qui ne lui plaisait pas. Les frontières entre Aes Sedai et Lige avaient toujours été aussi nettes que leurs liens. Les Aes Sedai commandaient et les Liges obéissaient. Mais si Merise, entre toutes, tergiversait au sujet d’un détail aussi insignifiant qu’une épingle de col – elle qui dirigeait ses Liges d’une main ferme –, alors il faudrait fixer de nouvelles frontières, au moins avec les Liges qui pouvaient canaliser. Il semblait peu probable qu’on cesse de les lier comme Liges dès maintenant ; Beldeine en était la preuve. Les gens ne changeaient jamais vraiment, mais le monde changeait, avec une régularité déconcertante. Il fallait vivre avec, ou au moins traverser l’époque.
Comme prévu, la porte des appartements du jeune al’Thor était gardée. Alivia était là, bien sûr, assise sur un banc à l’entrée, les mains patiemment croisées sur ses genoux. La Seanchane aux cheveux clairs s’était désignée comme protectrice du jeune homme, en quelque sorte. Alivia lui était reconnaissante de l’avoir libérée du collier de damane. Mais il y avait plus. Pour commencer, Min ne l’aimait pas, et ce n’était pas une jalousie ordinaire. Alivia semblait ne pas savoir ce que les hommes et les femmes avaient à faire ensemble. Mais il existait des rapports entre elle et le jeune homme, révélés par des regards exprimant la détermination pour elle, et l’espoir pour lui, même si c’était difficile à croire. Jusqu’à ce que Cadsuane sache de quoi il retournait, elle n’avait pas l’intention de les séparer. Les yeux bleus perçants d’Alivia se posèrent sur Cadsuane avec une méfiance respectueuse, sans pour autant la voir comme une ennemie. Alivia était expéditive avec ceux qu’elle considérait comme des ennemis d’al’Thor.
L’autre gardienne était à peu près de la même taille qu’Alivia, mais les deux femmes n’auraient guère pu être plus différentes, et pas seulement parce que les yeux d’Elza étaient bruns et qu’elle avait le visage lisse et sans âge d’une Aes Sedai, alors qu’Alivia avait de fines pattes d’oie au coin des yeux et des fils blancs presque invisibles dans ses cheveux. Elza se leva d’un bond dès qu’elle vit Cadsuane, se redressant de toute sa taille devant la porte et resserrant son châle.