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— Oui, dit-il, sans cesser de marcher.

Il ne la regarda pas, peut-être ne la voyait-il pas, mais il écoutait. Il fallait espérer qu’il entendait également.

— Cinq hommes, tous de grands capitaines. Les Seanchans le sont tous, depuis mille ans. Ils évoluent mais ne renoncent pas.

— Considérez-vous la possibilité qu’ils ne puissent pas être vaincus ? demanda-t-elle avec calme.

Le calme convenait toujours jusqu’à ce qu’on connaisse les faits.

Le jeune homme pivota vers elle, le cou rigide et les yeux froids comme la glace.

— Je peux les vaincre éventuellement, dit-il, s’efforçant de continuer à parler poliment.

C’était une bonne chose. Moins elle aurait à prouver qu’elle pouvait punir toute transgression à ses règles, mieux ça vaudrait.

— Mais…

Il l’interrompit d’un grognement au bruit d’une dispute dans le couloir.

Un instant plus tard, la porte s’ouvrit brusquement, et Elza entra à reculons, toujours discutant à voix haute, et tentant d’arrêter deux autres sœurs les bras tendus. Erian, son visage clair cramoisi, poussait l’autre Verte devant elle. Sarene, si belle qu’elle faisait paraître Erian presque ordinaire, avait l’air plus calme, comme on pouvait s’y attendre d’une Blanche, mais elle secouait la tête d’exaspération, et assez vigoureusement pour faire cliqueter les perles multicolores de ses tresses. Sarene avait un tempérament coléreux, quoique généralement elle le contrôlât.

— Bartol et Rashan vont venir, annonça Erian tout haut, son agitation renforçant son accent de l’Illian.

Les deux hommes étaient ses Liges, laissés en arrière au Cairhien.

— Je ne les ai pas envoyés chercher, mais quelqu’un a Voyagé avec eux. Il y a une heure, je les ai soudain sentis plus proches, et à présent, plus proches encore. Ils viennent vers nous.

— Mon Vitalien se rapproche aussi, dit Sarene. Il sera ici dans quelques heures, je crois.

Elza laissa retomber ses bras, foudroyant toujours les deux sœurs.

— Mon Fearil sera bientôt ici également, marmonna-t-elle.

C’était son unique Lige ; on disait qu’ils étaient mariés. Les Vertes qui se mariaient prenaient rarement un autre Lige en même temps. Cadsuane se demanda si elle aurait parlé de son arrivée au cas où les autres n’auraient rien dit.

— Je ne m’y attendais pas si tôt, dit doucement le jeune homme.

Il y avait pourtant de l’acier dans sa voix.

— Mais je n’aurais pas dû penser que les événements m’attendraient, n’est-ce pas, Cadsuane ?

— Les événements n’attendent jamais personne, dit-elle en se levant.

Erian réagit comme si elle ne l’avait pas vue jusqu’à présent. Pourtant, Cadsuane était certaine que son visage était aussi lisse que celui d’al’Thor. Et peut-être aussi dur. Ils ignoraient ce qui amenait ces Liges de Cairhien et qui avait Voyagé avec eux. Cela pourrait causer des problèmes. Mais elle pensa avoir obtenu une nouvelle réponse du jeune homme, et elle devrait considérer très soigneusement ce qu’elle allait lui conseiller. Parfois, les réponses étaient plus épineuses que les questions.

24

La tempête forcit

Le soleil de l’après-midi aurait dû entrer à flots dans la chambre à coucher de Rand, mais dehors, il pleuvait dru, et toutes les lampes étaient allumées pour dissiper la grisaille crépusculaire. Le tonnerre faisait trembler les vitres. Un violent orage était descendu du Rempart du Dragon plus vite qu’un cheval au galop, rafraîchissant l’atmosphère presque assez pour qu’il neige. Les gouttes fouettant la maison ressemblaient à de la neige fondue. Malgré les bûches flambant dans l’âtre, la chambre ne se réchauffait pas.

Allongé sur son lit, ses bottes croisées aux chevilles, il fixait le baldaquin, s’efforçant de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il pouvait oublier l’orage, mais pour Min, blottie sous son bras, c’était une autre affaire. Elle n’essayait pas de le distraire. Qu’allait-il faire à son sujet ? Au sujet d’Elayne et d’Aviendha ? Leurs deux images n’étaient plus que de vagues présences dans ses pensées, à cette distance de Caemlyn. Enfin, il supposait qu’elles y étaient toujours. Mais les suppositions étaient dangereuses quand il s’agissait d’elles. Tout ce qu’il savait sur elles pour le moment, c’était une impression générale du lieu où elles se trouvaient, et la certitude qu’elles étaient vivantes. Mais le corps de Min était étroitement pressé contre le sien, et le lien la rendait aussi vibrante dans sa tête qu’elle l’était en chair et en os. Était-il trop tard pour mettre Min, Elayne et Aviendha en sécurité ?

Qu’est-ce qui vous fait penser que vous pouvez assurer la sécurité de quiconque ? chuchota Lews Therin dans sa tête. Le fou décédé était un vieil ami maintenant. Nous allons tous mourir. Elles aussi. Contentez-vous d’espérer de ne pas être celui qui les tuera. Pas un ami au sens noble du terme, juste un ami dont il ne pouvait pas se débarrasser. Il ne craignait plus de tuer Min, Elayne ou Aviendha pas plus qu’il ne redoutait de devenir fou. Plus qu’il ne l’était, en tout cas, avec ce mort qui l’habitait et parfois un visage flou qu’il pouvait presque reconnaître. Oserait-il interroger Cadsuane sur l’un ou l’autre ?

Ne faites confiance à personne, murmura Lews Therin, y compris moi, termina-t-il avec un rire narquois. Sans avertissement, Min lui donna un coup de poing dans les côtes, assez fort pour le faire grogner.

— Vous redevenez mélancolique, berger, gronda-t-elle. Si vous recommencez à vous inquiéter pour moi, je jure que je…

Elle avait tant de façons différentes de râler, Min, chacune accordée à une sensation différente à travers le lien. Il percevait sa légère irritation teintée d’inquiétude. Parfois elle était tranchante, comme si elle allait le décapiter.

— Pas de ça maintenant, l’avertit-elle, avant qu’il puisse bouger la main qui reposait dans le dos de Min et que, roulant sur le flanc, elle se lève d’un même mouvement fluide.

Elle rajusta sa tunique brodée avec un regard désapprobateur. Depuis qu’elle l’avait lié à elle, elle lisait encore mieux ses pensées.

— Qu’est-ce que vous comptez faire, Rand ? Et Cadsuane ? Savez-vous ce qu’elle va faire ?

Un éclair fulgura devant les fenêtres. Le tonnerre refit trembler les vitres.

— Je n’ai jamais été encore capable de prévoir ce qu’elle allait faire, Min. Pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ?

L’épais matelas de plume s’affaissa sous lui quand il balança les jambes sur le côté et s’assit face à elle. Machinalement, il faillit presser une main sur ses anciennes blessures au flanc, mais il se ressaisit à temps et modifia son mouvement, boutonnant sa tunique à la place. À demi cicatrisées, elles le faisaient souffrir depuis Shadar Logoth. Ou peut-être qu’il avait davantage conscience de leurs élancements. Elles étaient comme une chaudière brûlante de fièvre concentrée sur une surface pas plus grande que la paume. L’une d’elles au moins, espérait-il, commencerait à guérir maintenant que Shadar Logoth n’existait plus.

Peut-être était-il encore trop tôt pour qu’il sente une différence. Ce n’était pas le côté que Min avait frappé du poing – elle y faisait toujours attention –, mais il pensait avoir réussi à lui cacher sa souffrance. Inutile de lui donner une raison de plus de s’inquiéter. La source d’inquiétude devait venir de Cadsuane. Ou des autres.

À présent, le manoir et toutes ses dépendances étaient bondés. Il paraissait inévitable que, tôt ou tard, quelqu’un chercherait à utiliser les Liges restés au Cairhien ; leurs Aes Sedai n’avaient pas claironné qu’elles allaient rejoindre le Dragon Réincarné, mais elles n’en avaient pas non plus fait mystère. Malgré tout, il n’avait pas imaginé que tant de gens viendraient avec elles. Davram Bashere, avec une centaine de ses chevau-légers, avait démonté sous une pluie battante en râlant parce que leurs selles étaient fichues. Il s’agissait de plus d’une demi-douzaine d’Asha’man en tuniques noires qui, pour une raison inconnue, ne s’étaient pas protégés du déluge. Ils avaient chevauché avec Bashere, mais étaient arrivés en deux groupes, toujours séparés par une courte distance, tous enveloppés d’une aura de méfiance vigilante. L’un des Asha’man était Logain Ablar. Logain ! Un Asha’man portant l’Épée et le Dragon épinglés à son col ! Bashere et Logain voulaient lui parler en tête à tête, et chacun individuellement. Ces visiteurs inattendus n’étaient pas les plus surprenants. Il avait cru que les huit Aes Sedai étaient des amies de Cadsuane, pourtant il aurait juré qu’elle avait été aussi surprise que lui de leur présence. Plus bizarre encore, toutes sauf une semblaient avoir un Asha’man pour Lige ! Ce n’étaient pas des prisonniers, et certes pas des gardes, mais Logain avait rechigné à parler devant Bashere, tout comme Bashere à laisser Logain parler le premier à Rand. À présent, ils étaient tous en train de se sécher et de s’installer dans leurs chambres, le laissant essayer de mettre de l’ordre dans ses idées. Dans la mesure où il le pouvait, avec Min blottie contre lui. Que ferait Cadsuane ? Il avait essayé de lui demander conseil. Mais les événements les avaient dépassés. La décision avait été prise, quoi que pensât Cadsuane. Des éclairs fulgurèrent aux fenêtres. À l’instar de Cadsuane, on ne savait jamais où ils frapperaient.