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— Le Seigneur Algarin a des chambres spéciales pour les Ogiers, déclara-t-il d’une voix ressemblant au son d’une grosse caisse. Vous vous rendez compte ? Et six ! Bien sûr, elles n’ont pas servi depuis quelque temps, mais elles sont aérées toutes les semaines, de sorte qu’elles ne sentent pas le moisi, et les draps de lin sont de bonne qualité. Je pensais que je serais obligé de me plier en deux dans un lit fait pour les humains. Nous ne restons pas longtemps ici, n’est-ce pas ?

Ses longues oreilles s’affaissèrent un peu, puis commencèrent à frémir, trahissant sa gêne.

— Je ne crois pas que nous le devrions. Je veux dire, je pourrais m’habituer à avoir un vrai lit, et ce n’est pas désirable si je reste avec vous. Je veux dire… Bon, vous savez ce que je veux dire.

— Je sais, dit doucement Rand.

Il aurait pu rire devant la consternation de l’Ogier, mais le rire semblait l’avoir déserté ces derniers temps. Filant une toile contre les écoutes autour de la pièce, il la noua pour relâcher le saidin. Les dernières traces de nausée disparurent immédiatement. En général, il parvenait à contrôler le malaise au prix d’un effort, mais c’était stupide de se l’imposer quand ce n’était pas indispensable.

— Vos livres n’ont-ils pas trop souffert des intempéries ?

À son arrivée, le premier soin de Loial avait été de vérifier l’état de ses livres.

Soudain une idée frappa Rand : il avait pensé à ce qu’il venait de faire en termes de « filer une toile ». C’était la façon de s’exprimer de Lews Therin. Ce genre de chose arrivait trop souvent, les formulations du mort dérivant dans sa tête, ses souvenirs se mêlant aux siens. Il était Rand al’Thor. Il avait tissé une garde contre les écoutes et attaché le tissage, non pas filé et noué une toile. Mais l’un lui venait à l’esprit aussi facilement que l’autre.

— Mes Essais de Willim de Maneches sont humides, dit Loial, avec une moue écœurée, et frictionnant sa lèvre supérieure avec son doigt gros comme une saucisse.

S’était-il mal rasé, ou portait-il une moustache naissante sous son large nez ?

— Les pages resteront peut-être tachées. Je n’aurais pas dû être aussi négligent. Et mon livre de notes a pris l’humidité lui aussi. Pourtant, l’encre n’a pas coulé. Tout est encore lisible, mais il faut vraiment que je fasse une boîte pour protéger…

Lentement, il fronça les sourcils dont les longues pointes tombèrent sur ses joues.

— Vous avez l’air fatigué, Rand. Il a l’air fatigué, Min.

— Il en a trop fait, mais il se repose maintenant, dit Min, sur la défensive.

Rand sourit. À peine. Min le défendrait toujours, même contre l’excès de sollicitude de ses amis.

— Vous vous reposez, berger, ajouta-t-elle, lâchant l’énorme main de Loial et plantant ses poings sur ses hanches. Asseyez-vous et reposez-vous. Oh, asseyez-vous, Loial. Je vais attraper un torticolis si je dois continuer à lever la tête comme ça.

Loial gloussa en examinant l’une des chaises à dossier droit d’un air dubitatif. Comparée à lui, on aurait dit une chaise d’enfant.

— Berger. Vous ne savez pas comme c’est bon de vous entendre l’appeler « berger », Min.

Il s’assit avec précaution. La chaise craqua sous son poids, et ses genoux se relevèrent devant lui.

— Je suis désolé, Rand, mais c’est comique, et je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de rire ces derniers mois.

La chaise tenait bon. Avec un rapide coup d’œil vers la porte, il ajouta, un peu trop fort :

— Karldin n’a guère le sens de l’humour.

— Vous pouvez parler librement, dit Rand. Nous sommes en sécurité derrière… une garde.

Il avait failli dire « derrière un bouclier », ce qui n’était pas la même chose. Sauf qu’il savait que ça l’était.

Il était trop fatigué pour s’asseoir, et trop épuisé pour trouver facilement le sommeil. Alors, il alla se planter devant l’âtre. Des rafales soufflant dans la cheminée faisaient danser les flammes sur les bûches et parfois refoulaient des bouffées de fumée dans la pièce. Il entendait la pluie tambouriner sur les vitres, mais le tonnerre semblait s’être éloigné. Peut-être que la tempête se terminait. Croisant les mains derrière son dos, il se détourna du feu.

— Qu’ont dit les Anciens, Loial ?

Au lieu de répondre tout de suite, Loial regarda Min, comme pour chercher un encouragement ou un soutien. Assise au bord d’un fauteuil bleu, les jambes croisées, elle sourit à l’Ogier en hochant la tête, et il poussa un profond soupir, semblable à un grand vent traversant des cavernes.

— Karldin et moi, nous avons rendu visite à tous les steddings, Rand. Tous sauf le stedding Shangtai, naturellement. Je ne pouvais pas y aller, mais j’ai laissé un message à son intention partout où nous sommes passés, et Daiting n’est pas loin de Shangtai. Quelqu’un l’y portera. La Grande Souche se réunit à Shangtai et cela attirera les foules. C’est la première fois que la Grande Souche est convoquée depuis mille ans, depuis que vous autres humains avez livré la Guerre des Cent Ans, et c’était le tour de Shangtai. Ils doivent préparer quelque chose de très important, mais personne n’a voulu me dire la raison de cette convocation. Ils ne disent rien sur une Souche avant qu’on ait de la barbe au menton, marmonna-t-il, tripotant quelques rares poils poussant sur son large menton.

Apparemment, il avait l’intention de remédier à son manque de barbe, mais il n’était pas certain que ce fût possible. Loial avait plus de quatre-vingt-dix ans, mais pour un Ogier, c’était encore l’adolescence.

— Les Anciens ? interrogea patiemment Rand.

Il fallait être patient avec Loial, tout comme avec n’importe quel Ogier. Ils n’avaient pas la même notion du temps que les humains, et Loial avait tendance à discourir longuement, si on le laissait faire.

Les oreilles de Loial frémirent et il lança un nouveau coup d’œil à Min, qui l’encouragea d’un sourire.

— Bon, comme j’ai dit, j’ai rendu visite à tous les steddings sauf Shangtai. Karldin ne voulait jamais y entrer. Il préférait dormir tous les soirs sous un buisson qu’être coupé de la Source une seule minute.

Rand garda le silence, mais Loial tendit les mains vers eux.

— J’arrive au cœur du sujet, Rand. J’y arrive. J’ai fait ce que j’ai pu, mais je ne sais pas si ça a suffi. Les steddings des Marches m’ont dit de rentrer à la maison et de laisser ces questions aux plus âgées et aux plus sages. Shadoon et Mardoon, dans les montagnes sur la Côte de l’Ombre, m’ont dit la même chose. Les autres steddings ont accepté de garder les Portes des Voies. Je pense qu’ils ne croient pas vraiment à un danger quelconque, mais ils ont accepté, alors vous savez qu’ils les surveilleront étroitement. Et je suis sûr que quelqu’un préviendra Shangtai. Les Anciens de Shangtai n’ont jamais aimé avoir une Porte des Voies juste à côté de leur stedding. J’ai entendu l’Ancien Haman dire au moins une centaine de fois que c’était dangereux. Je sais qu’ils accepteront de la surveiller.

Rand hocha lentement la tête. Les Ogiers ne mentaient jamais, ou du moins les rares qui s’y risquaient mentaient si mal qu’ils ne recommençaient jamais. La parole d’un Ogier avait autant de force que le serment de quiconque. Les Portes des Voies seraient étroitement gardées. Sauf celles situées dans les Marches, et dans les montagnes au sud de l’Amadicia et du Tarabon. De Porte à Porte, on pouvait voyager de l’Échine du Monde jusqu’à l’Océan d’Aryth, des Marches jusqu’à la Mer des Tempêtes, le tout dans un monde étrange hors du temps, ou peut-être parallèle au temps. Deux jours de marche dans les Voies pouvaient vous faire parcourir cent miles ou cinq cents, selon la Voie choisie. Si vous acceptiez d’en affronter les dangers. On pouvait mourir très facilement dans les Voies, ou pire. Elles s’étaient assombries et délabrées depuis longtemps. Les Trollocs ne s’en souciaient pas, au moins quand ils étaient entraînés par un Myrddraal. Les Trollocs avaient pour seul objectif de tuer, surtout quand ils étaient entraînés par un Myrddraal. Et neuf Portes des Voies resteraient sans surveillance, au risque de livrer passage à des dizaines de milliers de Trollocs. Instaurer une quelconque garde sans la coopération des steddings pouvait être impossible. Beaucoup de gens croyaient que les Ogiers n’existaient pas, et peu de ceux qui croyaient à leur existence voulaient se mêler de leurs affaires sans autorisation.