Soudain, Rand réalisa qu’il n’était pas le seul à être fatigué. Loial avait l’air épuisé et décharné. Sa tunique était fripée et pendait sur son corps amaigri. Il était dangereux pour un Ogier de vivre trop longtemps hors d’un steddings et Loial avait quitté le sien cinq bonnes années auparavant. Peut-être que les brèves visites de ces derniers mois n’avaient pas été suffisantes pour lui.
— Vous devriez peut-être rentrer chez vous maintenant, Loial. Le stedding Shangtai n’est qu’à quelques jours d’ici.
La chaise de Loial craqua de façon alarmante quand il se leva d’un bond. Ses oreilles de dressèrent aussi, aux aguets.
— Ma mère y sera, Rand. C’est une célèbre Oratrice. Elle ne manquerait jamais une Grande Souche.
— Elle ne peut pas être déjà revenue des Deux Rivières, lui dit Rand.
La mère de Loial était aussi une célèbre marcheuse, pourtant il y avait des limites, même pour les Ogiers.
— Vous ne la connaissez pas, marmonna Loial, de sa voix de grosse caisse résonnant lugubrement. Et elle aura Erith à la remorque. C’est sûr.
Min se pencha vers l’Ogier, une lueur dangereuse dans l’œil.
— À la façon dont vous parlez d’Erith, je sais que vous désirez l’épouser. Alors, pourquoi la fuyez-vous toujours ?
Rand l’observait depuis la cheminée songeant à ses propres liens. Aviendha supposait qu’il l’épouserait, et aussi Elayne et Min, selon la coutume des Aiels. Elayne semblait le penser également, pour étrange que cela parût. Il croyait qu’elle le pensait. Et Min ? Elle ne l’avait jamais dit. Il n’aurait jamais dû les laisser le lier. Le lien les étoufferait de chagrin quand il mourrait.
Maintenant, les oreilles de Loial tremblaient de prudence. Il fit des gestes apaisants comme si Min était la plus grande des deux.
— C’est vrai que je le désire, Min. Bien sûr. Erith est belle, et très perspicace. Vous ai-je jamais raconté avec quelle attention elle m’a écouté expliquer… Bien sûr que je l’ai fait. Je le dis à tous ceux que je rencontre. Je veux vraiment l’épouser. Mais pas maintenant.
Ce n’est pas comme pour vous, les humains, Min. Vous faites tout ce que veut Rand. Erith attendra de moi que je m’installe et que je reste à la maison. Les épouses ne laissent jamais leur mari aller nulle part ou faire quoi que ce soit, si cela exige de quitter le stedding plus de quelques jours. J’ai mon livre à finir, et comment pourrai-je le faire si je ne vois pas tout ce que fait Rand ? Je suis certain qu’il a fait toutes sortes de choses depuis que j’ai quitté le Cairhien, et je sais que je ne retrouverai jamais tout. Erith ne comprendrait pas. Min ? Min, êtes-vous en colère contre moi ?
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis en colère ? demanda-t-elle froidement.
Loial poussa un gros soupir, si manifestement soulagé que Rand la regarda aussi. Par la Lumière, l’Ogier pensait qu’elle voulait dire qu’elle n’était pas en colère ! Rand savait que Loial tâtonnait dans le noir quand il s’agissait des femmes, même de Min – peut-être spécialement de Min – mais il valait mieux qu’il prenne le temps d’en apprendre davantage avant d’épouser Erith. Sinon, elle l’écorcherait comme une chèvre malade. Mieux valait le faire sortir de la pièce avant que Min ne le fasse à la place d’Erith. Rand s’éclaircit la gorge.
— Réfléchissez-y pendant la nuit, Loial, dit-il. Vous aurez peut-être changé d’avis au matin.
Une partie de son être espérait que ce serait le cas. L’Ogier était loin de chez lui depuis trop longtemps. Mais une autre part de son être… Il pouvait utiliser Loial si ce qu’Alivia lui avait dit des Seanchans était vrai. Parfois, il se dégoûtait lui-même.
— En tout cas, il faut que je parle à Bashere maintenant. Et à Logain.
Il pinça la bouche en prononçant ce nom. Que faisait Logain en tunique noire d’Asha’man ?
Loial ne se leva pas. Son trouble sembla s’accuser, à ses oreilles couchées et ses sourcils tombants.
— Rand, il y a quelque chose que je dois vous dire. Sur les Aes Sedai qui sont arrivées avec nous.
De nouveau des éclairs fulgurèrent devant les fenêtres et la foudre tomba plus violemment que jamais. Pour certaines tempêtes, une accalmie ne faisait qu’annoncer le pire.
Je vous avais dit de les tuer toutes quand vous en aviez l’occasion, dit Lews Therin en riant. Je vous l’avais dit.
— Êtes-vous certaine qu’elles ont été liées, Samitsu ? demanda Cadsuane fermement et assez haut pour se faire entendre par-dessus le fracas du tonnerre sur le toit du manoir.
Le tonnerre et l’éclair convenaient à son humeur. Elle aurait aimé montrer les dents. Il lui fallut une bonne dose de son entraînement et de son expérience pour continuer à siroter calmement son thé au gingembre. Elle n’avait pas laissé les émotions la dominer depuis très longtemps, mais elle avait envie de mordre quelque chose. Ou quelqu’un.
Samitsu tenait à la main une tasse en porcelaine, dont elle n’avait pas bu une goutte. La svelte sœur cessa de fixer les flammes de la cheminée de gauche, et les clochettes de ses cheveux noirs tintèrent quand elle secoua la tête. Elle ne s’était pas donné la peine de sécher correctement ses cheveux, qui pendaient lourdement en mèches humides dans son dos. Ses yeux noisette exprimaient l’embarras.
— Ce n’est guère une question que je peux poser à une sœur, n’est-ce pas, Cadsuane, et elles ne m’ont évidemment rien dit. D’abord, j’ai pensé qu’elles avaient fait comme Merise et Corele. Et la pauvre Daigian.
Une brève grimace de sympathie traversa son visage. Elle connaissait la douleur qui rongeait Daigian depuis la mort d’Eben. Toutes les sœurs qui n’en étaient plus à leur premier Lige ne le savaient que trop bien. Quoi que l’on fasse, que l’on lutte ou non, c’était une terrible épreuve que l’on ne pouvait comprendre que si l’on était vraiment concerné. Malheureusement, elle ne pouvait pas faire grand-chose à part essayer de trouver un moyen d’équilibrer les événements.
— Je suis contente que vous me donniez un petit avertissement avant que je rencontre Toveine et les autres, mais je veux que vous retourniez au Cairhien dès demain matin.
— Je ne pouvais rien faire, Cadsuane, dit Samitsu avec amertume. La moitié des gens à qui je donnais un ordre se sont mis à demander à Sashalle s’ils devaient l’exécuter, et l’autre moitié me balançait au visage qu’elle avait déjà dit le contraire. Le Seigneur Bashere l’a convaincue de libérer les Liges – je n’ai pas la moindre idée de la façon dont il a su leur présence – et elle en a convaincu Sorilea. Je n’ai rien pu faire pour empêcher ça. Sorilea se comportait comme si j’avais abdiqué ! Elle ne comprend pas, et elle a clairement manifesté qu’elle me prend pour une imbécile. Il est inutile que je retourne là-bas, sauf si vous m’y envoyez pour porter les gants de Sashalle.