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Ensuite, il avait reçu l’ordre de ravager le terrain déserté par les Fidèles du Dragon, et de s’éloigner du lieu où il savait qu’ils campaient. Pis encore, les ordres d’Alsalam avaient souvent été transmis directement aux Seigneurs puissants qui étaient censés se battre sous la bannière d’Ituralde, envoyant Machir dans une direction, Teacal dans une autre, Rahman dans une troisième. À quatre reprises, les armées s’étaient entre-tuées, de nuit, sur ordre du Roi, pensant avoir affaire à l’ennemi. Pendant ce temps-là, les Fidèles du Dragon croissaient en nombre et prenaient de l’assurance. Certes, Ituralde avait remporté des victoires – à Solanje et à Maseen, au lac Somal et à Kandelmar et les Seigneurs de Katar avaient appris à ne pas vendre les produits de leurs mines et de leurs forges aux ennemis de l’Arad Doman – mais chaque fois, les ordres d’Alsalam avaient tout anéanti.

Cette fois pourtant, c’était différent. D’abord parce que la messagère de ce dernier ordre, Dame Tuva, avait été assassinée par un Homme Gris pour l’empêcher de l’atteindre. Ensuite pourquoi l’Ombre craignait-elle plus particulièrement cet ordre que les précédents ? Ituralde n’avait pas de réponse à cette question mais voyait dans ce mystère une raison supplémentaire pour l’exécuter le plus rapidement possible. Avant qu’Alsalam n’en envoie un autre. Enfin, cet ordre ouvrait de nombreuses possibilités, auxquelles il avait bien réfléchi. Mais tout commençait ici et maintenant. Quand il ne restait que d’infimes chances de victoires, il fallait les saisir.

Le cri strident d’un geai des neiges retentit au loin, puis un deuxième et un troisième. Les mains en porte-voix autour de la bouche, Ituralde reproduisit les trois appels rauques. Quelques instants plus tard, un hongre pommelé hirsute sortit du couvert des arbres, son cavalier enveloppé dans une cape blanche rayée de noir. L’homme et sa monture auraient été difficiles à repérer dans la forêt enneigée s’ils étaient restés immobiles. Le cavalier s’arrêta près d’Ituralde. Trapu, il ne portait qu’une seule épée à lame courte, et, suspendus à sa selle, un arc dans son étui et un carquois.

— On dirait qu’ils sont tous là, Seigneur, dit-il de sa voix perpétuellement enrouée, rabattant sa capuche en arrière.

Dans sa jeunesse, pour quelque obscure raison oubliée depuis, Donjel avait failli être pendu. Ses rares cheveux coupés en brosse étaient gris fer. Le couvre-œil en cuir noir cachant son orbite droite était le vestige d’une autre altercation juvénile. Pourtant, même avec un seul œil, c’était le meilleur éclaireur qu’Ituralde eût jamais connu.

— La plupart, en tout cas, poursuivit-il. Ils ont installé deux rangs de sentinelles autour du pavillon, l’un à l’intérieur de l’autre. On les voit à un mile, mais personne ne peut approcher suffisamment sans se faire repérer. D’après leurs traces, ils n’ont pas rassemblé autant d’hommes que vous ne le pensiez, pas assez pour qu’on ne puisse les compter. Ce qui fait, ajouta-t-il, ironique, qu’ils sont quand même bien plus nombreux que nous.

Ituralde hocha la tête. Il avait offert le Ruban Blanc, et les hommes qu’il allait rencontrer avaient accepté.

Cela faisait trois jours que les hommes avaient juré sous la Lumière, sur leur âme et sur leur chance de salut, de ne pas dégainer ni de verser le sang. Mais le Ruban Blanc n’avait pas encore été testé au cours de cette guerre, et ces temps-ci, certains avaient une étrange conception du salut. Ceux qui se donnaient le nom de Fidèles du Dragon, par exemple. On avait toujours dit de lui qu’il était joueur, bien qu’il ne le fût pas. La difficulté était de savoir quels risques on pouvait prendre.

Prenant dans la tige de sa botte un paquet enveloppé de soie huilée, il le tendit à Donjel.

— Si je ne suis pas au Gué de Coron dans deux jours, apportez ça à ma femme.

L’éclaireur fourra le paquet sous sa cape, salua et fit pivoter son cheval vers l’ouest. Il en avait déjà porté de semblables pour Ituralde, le plus souvent avant une bataille. La Lumière fasse que Tamsin n’ait pas à ouvrir le paquet. Elle le poursuivrait – elle le lui avait dit –, premier exemple d’une vivante harcelant un mort.

— Jaalam, dit Ituralde, allons voir ce qui nous attend au pavillon de chasse de Dame Osana.

Il talonna Flèche vers l’avant, et les autres suivirent.

Le soleil atteignait son zénith et commençait à décliner. Au nord, les nuages noirs se rapprochaient, et le froid se faisait plus mordant. Aucun bruit, à part le crissement de la neige sous les sabots des montures. La forêt semblait déserte. Il ne vit aucune des sentinelles dont avait parlé Donjel. Son avis sur ce qu’on pouvait voir à un mile différait de celui de la plupart. Ils l’attendraient, naturellement, surveillant pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis par une armée. Avec ou sans Ruban Blanc. Beaucoup d’entre eux avaient sans doute des raisons suffisantes pour cribler de flèches Rodel Ituralde. Un Seigneur pouvait accepter le Ruban Blanc pour ses hommes, mais eux, se sentaient-ils tous liés par ce serment ?

Vers le milieu de l’après-midi, le pavillon de chasse d’Osana surgit brusquement des frondaisons, masse de tours claires et de flèches pointues qui n’aurait pas été déplacée au milieu des palais de Bandar Eban. Elle avait toujours traqué les hommes et le pouvoir. Ses trophées étaient nombreux, remarquables même, malgré sa relative jeunesse, et les « chasses » qui avaient eu lieu ici en auraient fait sourciller plus d’un, même dans la capitale. Le pavillon était abandonné. Les fenêtres aux vitres cassées béaient comme des bouches édentées, sans la moindre lueur ni le moindre mouvement. Mais la neige couvrant le terrain dégagé autour de l’édifice avait été piétinée par des chevaux. Les grilles ouvragées de la cour principale étaient ouvertes. Il les franchit sans ralentir, suivi par ses hommes. Les sabots des chevaux claquèrent sur les pavés boueux de neige à demi fondue.

Personne ne vint l’accueillir, mais il ne s’attendait pas à voir le moindre domestique. Osana avait disparu au début des troubles qui secouaient maintenant l’Arad Doman comme un chien secoue un rat, et ses serviteurs s’étaient vivement repliés chez d’autres membres de sa maison, acceptant n’importe quel emploi disponible. Ces temps-ci, les sans-maître mouraient de faim ou devenaient brigands. Ou ralliaient les Fidèles du Dragon.

Descendant de son cheval devant le large escalier de marbre au fond de la cour, il tendit les rênes de Flèche à l’un de ses hommes, et Jaalam ordonna aux autres de s’abriter où ils pouvaient avec leurs montures. Lorgnant les balcons de marbre et les larges fenêtres entourant la cour, ils longèrent les murs comme s’ils craignaient de recevoir une flèche entre les omoplates. Les portes des écuries étaient entrouvertes, mais malgré le froid, ils se répartirent, avec leurs chevaux, aux quatre coins de la cour, d’où ils pouvaient surveiller toutes les directions. Dans le pire des cas, peut-être que certains pourraient s’échapper.

Ôtant ses gantelets, Ituralde les coinça dans sa ceinture, vérifia ses dentelles et monta l’escalier avec Jaalam. La croûte de neige glacée crissa sous ses bottes. Il se retint de regarder où que ce soit, sauf droit devant lui. Il devait afficher une assurance absolue, comme s’il était impossible que les événements tournent autrement qu’il le voulait. L’apparente assurance était l’une des clés de la victoire, même si vous ne la ressentiez pas pleinement. En haut des marches, Jaalam ouvrit l’une des grandes portes sculptées en tirant sur son anneau doré. Ituralde toucha du doigt son grain de beauté pour s’assurer qu’il était en place – ses joues étaient trop froides pour sentir la petite étoile de velours noir – avant d’entrer à l’intérieur. Avec autant d’assurance qu’à un bal.