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— À l’évidence, quelqu’un emploie un très bon faussaire, dit-elle, s’attirant un rapide coup d’œil dédaigneux de Sashalle.

— Il semble peu probable qu’il ait écrit cela lui-même et qu’il ait été poignardé par erreur par ses propres hommes, dit la Rouge d’un ton mordant.

Elle regarda Loial et l’Asha’man.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent avoir trouvé ? demanda-t-elle. Que craignez-vous qu’ils n’aient trouvé ?

Karldin lui retourna un regard inexpressif.

— Je pensais juste à ce qu’ils recherchaient, répondit Loial. Ils devaient être là pour voler quelque chose.

Mais ses oreilles tremblaient si fort qu’elles vibrèrent avant qu’il n’ait pu les contrôler. La plupart des Ogiers font de piètres menteurs, du moins dans leur jeunesse.

Les bouclettes de Sashalle se balancèrent quand elle secoua délibérément la tête.

— Ce que vous savez est important. Vous deux, vous ne partirez pas d’ici avant que je sache ce qu’il en est.

— Et comment allez-vous nous en empêcher ? demanda Karldin.

Le calme même de ces paroles les rendait menaçantes. Il soutint le regard de Sashalle avec une expression aussi calme que déterminée.

— J’ai cru que je ne vous trouverais jamais, annonça alors Rosara Medrano, interrompant à brûle-pourpoint cet instant de silence périlleux.

Elle portait toujours ses gants et sa cape doublée de fourrure, dont la capuche rejetée en arrière révélait les peignes d’ivoire retenant ses cheveux bruns. La neige fondue avait laissé des taches humides sur ses épaules. Grande, aussi halée qu’une Aielle brûlée par le soleil, elle était sortie au point du jour pour tâcher de trouver les épices nécessaires à la confection d’un ragoût de poisson de son Tear natal. Elle ne jeta qu’un bref coup d’œil sur Loial et Karldin, et s’enquit de Dobraine sans perdre un instant.

— Un groupe de sœurs est entré dans la cité, Samitsu. J’ai galopé comme une folle pour arriver ici avant elles, mais elles sont peut-être en train de franchir les portes. Il y a des Asha’man avec elles, et l’un d’eux est Logain !

Karldin aboya un éclat de rire, et soudain, Samitsu se demanda si elle vivrait assez longtemps pour que Cadsuane puisse l’écorcher vive.

1

L’heure de partir

La Roue du Temps tournait, les Ères allaient et venaient, laissant des souvenirs qui devenaient des légendes. Les légendes s’estompaient dans le mythe et, à son tour, le mythe était oublié depuis longtemps quand revenait l’Ère qui lui avait donné naissance. Au cours d’une Ère, appelée par certains la Troisième Ère, Ère à venir, Ère révolue, un vent s’éleva dans les Monts de Rhannon. Ce vent n’était pas le commencement. Il n’y avait ni commencement ni fin dans les révolutions de la Roue du Temps. Mais c’était un commencement.

Né parmi les vergers et les vignobles recouvrant les flancs rugueux de ces monts, les rangées d’oliviers toujours verts, les ceps de vigne bien alignés, dénudés jusqu’au printemps, le vent froid souffla vers l’ouest et le nord à travers les fermes prospères parsemant la campagne entre les monts et le grand port d’Ebou Dar. La terre était toujours en jachère, mais les hommes et les femmes s’affairaient déjà à graisser les socs des charrues et réparer les harnais en prévision des labours. Ils ne se souciaient guère des longues files de chariots lourdement chargés défilant sur les routes de terre, transportant des gens bizarrement vêtus qui parlaient avec des accents bizarres. La plupart des étrangers semblaient être eux-mêmes des fermiers, avec des outils familiers attachés aux coffres de leurs chariots et de jeunes arbres inconnus aux racines enveloppées d’étoffes grossières. Ils se dirigeaient vers l’intérieur. La main des Seanchans était légère pour ceux qui ne contestaient pas leur domination, et les fermiers des Monts de Rhannon n’avaient vu aucun changement dans leur vie. Pour eux, c’était la pluie ou la sécheresse qui exerçait la véritable domination. Le vent souffla vers le nord et l’ouest, à travers les eaux bleu-vert du vaste port, où des centaines de grands vaisseaux se balançaient sur leurs ancres au gré de la houle, certains à l’avant carré gréés de voiles nervurées, d’autres à longue proue effilée où des hommes s’affairaient à hisser des voiles semblables à celles des grands vaisseaux. Pourtant, ils étaient bien moins nombreux que quelques jours auparavant. Beaucoup étaient maintenant échoués sur les hauts-fonds, épaves calcinées couchées sur le flanc et charpentes brûlées reposant dans l’épaisse boue grise comme des squelettes noirs. Des embarcations plus petites sillonnaient les eaux, filant sous leurs voiles triangulaires ou se traînant à la rame, comme des mille-pattes aquatiques, la plupart transportant ouvriers et fournitures aux vaisseaux rescapés. D’autres circulaient, attachées à ce qui semblait être des troncs d’arbres, flottant sur les eaux bleu-vert. Les hommes qu’elles transportaient plongeaient avec des pierres qui les entraînaient rapidement vers les bateaux coulés, auxquels ils accrochaient des câbles pour remonter à la surface ce qui pouvait être sauvé. Six nuits plus tôt, la mort avait envahi le port, le Pouvoir Unique ayant tué hommes et femmes dans une obscurité déchirée par des éclairs argentés et des boules de feu. Là, le port meurtri, en proie à une activité fiévreuse, semblait tranquille comparé aux jours précédents. La houle chargeait d’embruns le vent qui soufflait vers l’ouest et le nord à travers l’embouchure de l’Eldar qui s’élargissait pour former le port, au nord, à l’ouest et vers l’intérieur.

Assis en tailleur sur un rocher couvert de mousse brune, sur la rive du fleuve bordée de roseaux, Mat courbait les épaules sous le vent. Il jura intérieurement. Il n’y avait pas d’or ici, pas de femmes ni de danses, pas de plaisirs. Mais beaucoup d’inconfort. Bref, c’était bien le dernier endroit où il aurait choisi de vivre. Le soleil pointait à peine au-dessus de l’horizon, le ciel était gris ardoise, et de gros nuages pourpres venant de la mer annonçaient la pluie. Sans neige, l’hiver ne ressemblait pas à l’hiver – mais un vent matinal froid et humide soufflant de la mer remplaçait suffisamment la neige pour vous glacer jusqu’aux os. Voilà déjà six nuits qu’il était sorti à cheval de la cité sous la tempête, pourtant sa hanche l’élançait comme s’il était encore en selle et trempé comme une soupe. Aucun homme n’aurait choisi d’être dehors à une heure et par un temps pareils. Il regrettait de n’avoir pas pensé à emporter une cape. Il regrettait de ne pas être dans son lit.

Le terrain vallonné cachait Ebou Dar, à un mile au sud, et le rendait invisible depuis la cité aussi, même s’il n’y avait pas un arbre et pas un buisson en vue. Être ainsi à découvert lui donnait la chair de poule. Mais il aurait dû être en sécurité. Sa tunique et son chapeau de laine brune n’avaient rien de commun avec les vêtements qu’il portait dans la cité. Il avait abandonné l’écharpe de soie noire pour celle en laine qui cachait la cicatrice de son cou, et avait relevé le col de sa tunique. Pas le moindre bout de dentelle, pas le moindre point de broderie. Assez commun pour un fermier qui trait ses vaches. Aucun de ceux qu’il devait éviter ne le reconnaîtrait. À moins d’être tout près. Quand même, il renfonça un peu plus son chapeau sur ses yeux.

— Vous avez l’intention de vous attarder longtemps ici, Mat ?

La tunique bleue dépenaillée de Noal avait connu des jours meilleurs, tout comme lui. Cheveux blancs, voûté, le vieil homme au nez cassé était accroupi sur les talons au pied du rocher, péchant sur la rive avec une canne en bambou. Il avait perdu presque toutes ses dents, et parfois, du bout de sa langue, il tâtait un trou, comme étonné de le trouver vide.

— Il fait froid, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Tout le monde a l’air de penser qu’il fait toujours chaud à Ebou Dar, mais l’hiver est froid partout, même ici où vous avez l’impression d’être au Shienar. Mes os réclament un bon feu. Ou au moins une couverture. À l’abri du vent, on peut être au chaud avec une couverture. Vous prévoyez quelque chose à part contempler le fleuve vers l’aval ?