Elayne continua à enfiler le couloir, espérant qu’elles iraient vaquer à leurs occupations, mais Merilille emboîta le pas à Birgitte. La Grise aurait pu revendiquer la préséance sur les autres, mais elle avait plutôt tendance à attendre que quelqu’un lui dise quoi faire. Elle s’effaça sans un mot quand Sareitha demanda poliment à Birgitte de lui faire place. Les sœurs se montraient toujours courtoises à l’égard de la Lige d’Elayne quand elle agissait en temps que Capitaine-Générale. C’était Birgitte-la-Lige qu’elles s’efforçaient d’ignorer. Aviendha ne bénéficia pas du même traitement de la part de Careane, qui l’écarta d’un coup de coude pour se placer entre elle et Elayne. Toute femme qui n’était pas formée à la Tour était une Irrégulière par définition, or Careane méprisait les Irrégulières. Aviendha eut une moue pensive, mais elle ne dégaina pas sa dague, ni même ne suggéra qu’elle aurait pu le faire, ce dont Elayne lui sut gré. Sa première-sœur pouvait être… trop vive, parfois. À la réflexion, elle aurait préféré un peu de précipitation de la part d’Aviendha. La coutume interdisait l’impolitesse envers une autre Aes Sedai quelles que soient les circonstances, mais si Aviendha avait manifesté sa désapprobation, voire brandi sa dague, cela aurait peut-être suffi à faire fuir le trio, même dans tous ses états. Careane ne sembla pas remarquer le regard vert qui tomba sur elle.
— Je disais à Merilille et à Sareitha que c’était un incident sur lequel nous n’avions aucune prise, dit-elle avec calme. Mais ne devrions-nous pas nous tenir prêtes à fuir s’il se rapproche ? Il n’y aurait pas de honte devant une chose pareille. Même liées sur un cercle, nous serions comme des moucherons luttant contre un incendie de forêt. Vandene n’a pas pris la peine d’écouter.
— Nous devrions vraiment nous préparer, Elayne, murmura distraitement Sareitha, comme établissant des listes intérieurement. C’est quand on n’a pas fait de plans qu’on le regrette. Dans la bibliothèque, il y a de nombreux volumes à ne pas oublier. Plusieurs ne sont même pas à la Tour Blanche.
— Oui, dit Merilille dans un souffle, d’un ton aussi anxieux que ses grands yeux noirs. Peut-être… peut-être que nous ne devrions pas attendre. Fuir par nécessité ne violerait sans doute pas notre accord. J’en suis sûre.
Seule Birgitte lui accorda un coup d’œil, mais elle se troubla.
— Si nous partons, dit Careane, comme si Merilille n’avait rien dit, nous devrons emmener avec nous toute la Famille ; il faut à tout prix empêcher qu’elle se disperse, sinon la Lumière seule sait où et quand nous pourrons la reconstituer, d’autant plus que beaucoup de ces Femmes ont appris à Voyager.
Il n’y avait aucune amertume dans sa voix, quoique Elayne fût la seule sœur du palais à savoir Voyager. Pour Careane, cela semblait faire une différence que les femmes de la Famille aient commencé leur instruction à la Tour Blanche, même si la plupart avaient été renvoyées et si quelques-unes s’étaient enfuies. Elle en avait identifié elle-même pas moins de quatre. Au moins, ce n’étaient pas tout à fait des Irrégulières.
Mais Sareitha pinça les lèvres. Cela la contrariait que plusieurs femmes de la Famille puissent tisser des portails, et elle avait des idées très différentes sur la Famille. D’habitude, elle limitait ses objections à un froncement de sourcils ou à une grimace désobligeante, depuis qu’Elayne avait clairement expliqué ses vues, mais la tension de la matinée semblait lui avoir délié la langue.
— Effectivement, il faudra les emmener avec nous, dit-elle d’un ton cassant, pour qu’elles ne se prétendent pas Aes Sedai dès que nous aurions le dos tourné. Toutes celles qui assurent avoir été renvoyées de la Tour il y a plus de trois cents ans sont capables d’affirmer n’importe quoi ! Il faut les surveiller de près, surtout celles qui savent Voyager. Retenez bien mes paroles : une fois que l’une d’elles s’échappera, d’autres suivront, et nous serons dans un pétrin dont nous ne sortirons jamais.
— Pour l’instant, nous n’avons aucune raison de partir, dit fermement Elayne, autant pour les Gardes que pour les Sœurs.
Le lointain fanal était toujours à l’endroit où elle l’avait senti la première fois. S’il bougeait, les chances étaient minces qu’il se déplace vers Caemlyn, plus minces encore qu’il arrive jusqu’à la cité, mais la seule rumeur que les Aes Sedai projetaient de s’enfuir suffirait à déclencher une panique qui provoquerait autant de morts qu’une armée de Réprouvés s’abattant sur la ville. Et ces trois-là qui bavardaient comme si personne ne les écoutait ! Merilille avait quelques excuses, mais pas les autres.
— Nous resterons ici comme le Siège d’Amyrlin nous l’a ordonné, et jusqu’à nouvel ordre. Les femmes de la Famille continueront à être traitées avec courtoisie jusqu’à ce qu’elles soient réintégrées à la Tour, sur ordre de l’Amyrlin, comme vous le savez toutes. Et vous continuerez à enseigner aux Pourvoyeuses-de-Vent et à mener vos vies d’Aes Sedai. Nous sommes censées comprendre les craintes du peuple et les apaiser, non provoquer la panique par des commérages stupides.
Sareitha contempla les dalles comme une novice réprimandée. Merilille se troubla de nouveau à la mention des Pourvoyeuses-de-Vent, mais il fallait s’y attendre. Les autres dispensaient leurs leçons, mais elle, elle se faisait tyranniser par les femmes du Peuple de la Mer qui la considéraient comme leur apprentie. Elle dormait dans leurs quartiers, et toujours en compagnie de trois d’entre elles, traînant docilement sur leurs talons.
— Bien sûr, Elayne, dit vivement Careane. Bien sûr. Aucune de nous n’incite à la désobéissance à l’Amyrlin.
Hésitante, elle ajusta sur ses bras son châle frangé de vert, semblant totalement absorbée par cette opération. Elle gratifia Merilille d’un regard apitoyé.
— Mais à propos des Pourvoyeuses-de-Vent, pourriez-vous dire à Vandene de se charger de sa part d’enseignement ?
Comme Elayne ne répondait pas, sa voix prit une nuance qu’on aurait qualifiée de maussade chez toute autre qu’une Aes Sedai.
— Elle dit qu’elle est trop occupée avec ces deux fugitives, mais la nuit, elle trouve le temps de bavarder jusqu’à ce que je tombe de sommeil. Elles sont déjà tellement intimidées toutes les deux qu’elles ne broncheraient même pas si leur robe prenait feu. Elles n’ont pas besoin de toute son attention. Elle pourrait faire sa part pour l’instruction de ces maudites Irrégulières. Vandene doit commencer à se comporter en Aes Sedai, elle aussi !
Elle jeta un œil torve à son interlocutrice, qui mit un moment à s’adoucir. C’est Elayne qui avait conclu le marché selon lequel les Aes Sedai instruisaient les Pourvoyeuses-de-Vent, mais jusque-là, Vandene était parvenue à ne leur donner qu’une poignée de cours, prétextant des devoirs plus pressants, plus importants. De plus, les femmes du Peuple de la Mer considéraient un professeur du continent comme un domestique du bas de l’échelle, toujours prêt à resquiller dans son travail et à en faire le moins possible. Elle croyait toujours que Nynaeve était partie pour se soustraire à ces leçons. Aucune ne craignait de se retrouver dans la même situation que Merilille, mais ces quelques heures de cours étaient devenues une véritable corvée.
— Oh, non, Careane ! intervint Sareitha, qui évitait toujours de regarder Elayne.
Et Merilille. À son avis, la Sœur Grise s’était mise elle-même dans ce pétrin et méritait donc d’en subir les conséquences, mais elle s’efforçait de ne pas retourner le couteau dans la plaie.
— Vandene est désemparée depuis la mort de sa sœur, et préoccupée par Kirstian et Zarya.