Là ! Si elles avaient voulu faire irruption dans sa chambre, qu’elles le fassent au moins après avoir ruminé un minimum de protocole !
— La grâce de la Lumière soit aussi sur vous, Elayne Sedai, répliqua Zaida d’un ton suave.
Elle haussa un sourcil à l’adresse d’Aviendha, mais pas à cause de l’aura persistante de la saidar, sachant qu’elle ne pouvait pas canaliser, ni en raison de sa nudité, puisque les Atha’an Mieres étaient assez impudiques, du moins en l’absence des gens du continent.
— Vous ne m’avez jamais invitée à prendre un bain avec vous, mais peu importe. J’ai appris que Nesta din Reas Deux Lunes est morte, tuée par les Seanchans. Nous pleurons sa perte.
Les trois femmes touchèrent leurs étoles blanches et portèrent le bout des doigts à leurs lèvres, bien que Zaida semblât aussi irritée qu’Elayne par le cérémonial. Sans élever la voix ni accélérer son débit, elle poursuivit, directe et avec une brusquerie presque choquante pour une Atha’an Miere.
— Les Douze Premières du Peuple de la Mer doivent se réunir pour choisir une autre Maîtresse-des-Vaisseaux. Ce qui se passe dans l’Ouest indique clairement que ce doit être fait sans délai.
Shielyn pinça les lèvres, et Chanelle porta à son nez sa boîte de senteurs, comme pour noyer une odeur importune. Son parfum épicé était assez fort pour couvrir l’essence de rose embaumant la pièce. Quelle que fût la façon dont elles avaient décrit à Zaida ce qu’elles percevaient, cette dernière ne manifesta aucune gêne, seulement une totale assurance.
— Nous devons être prêtes à tout, et pour ça, il nous faut avoir une Maîtresse-des-Vaisseaux. Au nom de la Tour Blanche, vous nous avez promis vingt instructrices. Je ne peux pas emmener Vandene qui est en deuil, mais je prendrai les trois autres avec moi. Pour les autres, la Tour Blanche nous les doit, et j’exige un paiement rapide. J’ai fait contacter les sœurs du Cygne d’Argent pour voir si certaines voudront contribuer au paiement de cette dette, mais je ne peux pas attendre leur réponse. S’il plaît à la Lumière, je me baignerai avec les autres Maîtresses-des-Vagues ce soir dans le port d’Illian.
Elayne fit un gros effort pour rester impassible. Cette femme annonçait sans ambages qu’elle avait l’intention d’emmener toutes les Aes Sedai qu’elle pourrait trouver à Caemlyn ? Et il semblait bien qu’elle avait l’intention de ne laisser aucune Pourvoyeuse-de-Vent sur place. Elayne sentit son cœur défaillir. Jusqu’au retour de Reanne, elle ne disposerait plus que de sept femmes de la Famille suffisamment fortes pour tisser un portail, dont deux qui étaient incapables d’en ouvrir un assez large pour laisser passer une charrette. Sans les Pourvoyeuses-de-Vent les plans pour ravitailler Caemlyn à partir de Tear et d’Illian devenaient problématiques dans le meilleur des cas. Le Cygne d’Argent ! Par la Lumière ! Quel que soit l’émissaire de Zaida, elle allait leur révéler tous les détails du marché qu’elle avait passé ! Egwene ne la remercierait pas d’avoir mis cette erreur au grand jour.
— Je suis désolée pour vous et pour les Atha’an Mieres, dit-elle, réfléchissant à toute vitesse. Nesta din Reas Deux Lunes était quelqu’un d’exceptionnel.
Elle avait été une femme puissante, en tout cas, et une forte personnalité. Elayne s’était estimée heureuse d’avoir réussi à garder sa robe sur le dos après leur unique rencontre. Et à propos de robe, elle n’avait pas le temps de s’habiller. Zaida n’attendrait peut-être pas. Elle resserra la ceinture de sa robe de chambre.
— Nous devons parler. Qu’on apporte du vin pour nos hôtes, Essande, et du thé pour moi. Du thé léger, soupira-t-elle, recevant par le lien l’inquiétude de Birgitte. Dans le petit salon. Voulez-vous vous joindre à moi, Maîtresse-des-Vagues ?
Étonnamment ; Zaida se contenta de hocher la tête, comme si elle s’attendait à cette invitation. Elayne songea alors qu’elles avaient conclu un marché et que Zaida devait en tenir sa part. Il y avait, en fait, deux marchés et c’était peut-être là un point capital.
Comme le petit salon ne devait pas être utilisé ce jour-là, il y faisait assez frais, malgré le feu que Sephanie avait allumé en toute hâte dans la grande cheminée blanche. Les flammes embrasaient déjà les grosses bûches de chêne lorsque les femmes s’installèrent dans des fauteuils disposés en demi-cercle devant l’âtre. Enfin, Elayne et les Atha’an Mieres s’assirent. Elayne arrangea soigneusement sa robe de chambre sur ses genoux et regretta que Zaida n’ait pas remis l’entrevue d’une heure pour lui donner le temps de s’habiller décemment. Les Pourvoyeuses-de-Vent attendirent que la Maîtresse-des-Vagues prenne place pour s’asseoir à ses côtés. Birgitte resta debout devant la table de travail, les pieds écartés et les mains sur les hanches, le visage orageux. Le lien transmit un violent désir de tordre le cou d’une Atha’an Miere. Aviendha était appuyée nonchalamment contre l’un des buffets. Même quand Essande lui apporta sa robe de chambre et la déploya devant elle, elle la passa avec indifférence et reprit sa pose, bras croisés. Elle avait lâché la saidar, mais elle tenait toujours la tortue, et Elayne soupçonna qu’elle était prête à embrasser le Pouvoir à tout instant. Pourtant, ni les yeux verts d’Aviendha qui la fixaient obstinément, ni le visage renfrogné de Birgitte n’affectèrent le moins du monde les Atha’an Mieres.
— Les Atha’an Mieres se sont vu promettre vingt instructrices ? dit Elayne avec une légère insistance.
Zaida avait dit qu’on le lui avait promis et qu’elle venait encaisser la dette, mais ce marché avait été conclu avec Nesta din Reas. Naturellement, Zaida était sans doute persuadée qu’elle deviendrait elle-même la nouvelle Maîtresse-des-Vaisseaux.
— Des instructrices expérimentées, sélectionnées par le Siège d’Amyrlin. Je sais que les Atha’an Mieres s’enorgueillissent d’honorer leurs marchés, et la Tour les honorera également. Mais vous savez que, quand les sœurs ici présentes ont accepté d’enseigner, ce n’était que temporaire. Un marché distinct de celui conclu avec la Maîtresse-des-Vaisseaux. Vous l’avez implicitement reconnu quand vous avez accepté que les Pourvoyeuses-de-Vent tissent des portails pour ravitailler Caemlyn à partir de Tear et d’Illian. Sinon vous ne vous seriez sûrement pas impliquées dans les affaires du continent. Mais si vous partez, votre aide prend fin, de même que notre obligation d’enseigner. Je crains que vous ne trouviez pas d’instructrices au Cygne d’Argent. Les Atha’an Mieres devront attendre que l’Amyrlin en envoie d’autres. D’après le marché conclu avec la Maîtresse-des-Vaisseaux.
Dommage qu’elle ne puisse pas leur demander de quitter l’auberge, mais il était trop tard, et toutes les raisons qui lui venaient à l’esprit semblaient sonner creux. Un argument chancelant ne ferait qu’enhardir Zaida. Les Atha’an Mieres savaient marchander férocement. Elle devait procéder lentement, très prudemment.
— Ma sœur vous tient par l’oreille, Zaida din Parede, gloussa Aviendha, se tapant sur la cuisse. Suspendue par les chevilles, en fait.
C’était une punition chez le Peuple de la Mer, qu’elle trouvait incroyablement divertissante.
Elayne réprima un mouvement d’irritation. Aviendha adorait toutes les occasions d’asticoter des Atha’an Mieres – elle avait commencé quand elles fuyaient Ebou Dar et n’avait jamais vraiment cessé –, mais ça n’était vraiment pas le moment.
Chanelle se raidit, son visage calme s’assombrissant. Aviendha l’avait provoquée plus d’une fois, y compris lors d’une mémorable consommation d’oosquai, un alcool très fort des Aiels. En fait, l’aura de la saidar l’entourait ! Zaida ne pouvait pas le voir, mais elle était au courant pour l’oosquai, et pour Chanelle, qu’on avait dû transporter, ivre morte, dans son lit où elle était restée malade toute la journée. Elle leva une main péremptoire à l’adresse de la Pourvoyeuse-de-Vent. L’aura s’évanouit. Le visage de Chanelle s’assombrit d’embarras ou de colère.