— Ce que vous dites est peut-être exact, dit Zaida, ce qui était insultant adressé à une Aes Sedai. En tout cas, Merilille ne faisait pas partie de ces accords. Elle a accepté d’être instructrice longtemps avant d’arriver à Caemlyn, et elle viendra avec moi pour continuer.
Elayne prit une profonde inspiration. Il était inutile de tenter d’en dissuader Zaida. Une grande partie de l’influence de la Tour Blanche venait de ce qu’elle tenait sa parole aussi sûrement que le Peuple de la Mer. Qu’elle était connue pour la respecter. Certes, les gens disaient bien qu’il fallait écouter attentivement pour être certain que les Aes Sedai avaient promis ce que vous pensiez, mais une fois que la promesse était claire, elle était aussi fiable qu’un serment sous la Lumière. Il était peu probable que les Pourvoyeuses-de-Vent libèrent Merilille. Elles avaient l’œil sur elle en permanence.
— Il vous faudra peut-être me la rendre si j’ai besoin d’elle.
Si Vandene et ses deux assistantes trouvaient des preuves qu’elle était de l’Ajah Noire.
— Si cela arrive, je lui trouverai une remplaçante.
Et qui donc ? Elle n’en avait aucune idée.
— Selon nos accords, il lui reste encore un an, dit Zaida, avec un geste suggérant qu’elle faisait une concession, et quant à sa remplaçante, il faudra qu’elle arrive avant son départ. Sinon, je ne laisserai pas partir Merilille.
— Je suppose que c’est possible, dit Elayne calmement.
Il le faudrait bien puisqu’elle n’avait pas d’autre choix !
Zaida eut un petit sourire et laissa le silence s’installer. Chanelle remua les pieds. La Maîtresse-des-Vagues ne bougeait pas. À l’évidence, elle attendait autre chose et voulait qu’Elayne parle la première. Mais la Fille-Héritière, qui n’avait aucunement l’intention de céder, se prépara à un long mutisme. Bien que le feu se soit mis à ronfler et à crépiter, envoyant des étincelles dans la cheminée, et répandant une douce chaleur dans la pièce, sa robe de chambre humide absorbait la fraîcheur de l’atmosphère et la transférait à sa peau. Elle soutint le regard de Zaida sans ciller et arbora le même petit sourire. Essande revint, suivie de Naris et Sephanie portant des plateaux en corde, l’un chargé d’une théière en forme de lion et de minuscules tasses vertes en porcelaine du Peuple de la Mer, l’autre de hanaps en argent martelé et d’un pichet à long col diffusant une bonne odeur de vin aux épices. Toutes prirent du vin, sauf Elayne, à qui on ne donnait jamais le choix. Contemplant son thé trop clair, elle soupira : elle voyait le fond de sa tasse…
Au bout d’un moment, Aviendha traversa la pièce pour mettre son hanap sur un plateau posé sur un buffet, et se versa une tasse de thé. Elle adressa à Elayne un hochement de tête et un sourire, alliant la compassion à la suggestion qu’elle préférait le thé trop léger au vin. Elayne lui rendit son sourire malgré elle. Les premières-sœurs partageaient le bon et le mauvais. À son tour, Birgitte sourit par-dessus son hanap, et en vida d’un trait la moitié. Le lien transmit son amusement devant l’exaspération qu’elle sentait monter chez Elayne. En même temps que les pulsations douloureuses de sa migraine, toujours aussi forte. Elayne se frictionna les tempes. Elle aurait dû insister pour que Merilille la Guérisse. Non que la Grise fût particulièrement douée au regard du talent d’autres Femmes de la Famille, mais elle était la seule sœur au palais à posséder un minimum de don en la matière.
— Vous avez grand besoin de femmes pour faire ces portails, dit soudain Zaida.
Ses lèvres pleines ne souriaient plus. Elle était mécontente d’avoir parlé la première.
Elayne but une petite gorgée de son thé, se gardant bien de répondre.
— Il peut plaire à la Lumière que je laisse une ou deux Pourvoyeuses-de-Vent ici, poursuivit Zaida. Pour un temps déterminé.
Elayne plissait le front, comme pour réfléchir. Elle avait besoin de ces femmes, et de plusieurs.
— Que demanderiez-vous en retour ? dit-elle finalement.
— Un mile carré de terre sur le Fleuve Erinin. Attention, de la bonne terre ! Pas bourbeuse ou marécageuse. Qui appartiendra pour toujours aux Atha’an Mieres. Et placée exclusivement sous nos lois, ajouta-t-elle comme s’il s’agissait d’un détail à peine digne d’être mentionné.
Elayne s’étrangla avec son thé. Les Atha’an Mieres détestaient quitter la mer des yeux. Et Zaida réclamait des terres à mille miles de l’étendue d’eau salée la plus proche ? Elle demandait qu’on les lui cède définitivement, en plus ! Des milliers de Cairhienins, de Murandiens et même d’Altarans étaient morts en tentant d’arracher des régions de l’Andor à leurs légitimes occupants qui eux-mêmes avaient donné leur sang pour les conserver. Quand même, un mile carré, c’était un prix modeste à payer pour que Caemlyn continue à être ravitaillé. Mais elle n’allait pas le dire à Zaida. Et si le Peuple de la Mer se mettait à faire du commerce directement en Andor, alors les marchandises andoranes pourraient naviguer dans les soutes du Peuple de la Mer là où il irait, c’est-à-dire partout. Zaida le savait sûrement déjà, mais inutile de lui faire savoir qu’Elayne y avait pensé. Le lien du Lige conseillait la prudence.
— Pour un mile carré d’Andor, il me faut plus de deux Pourvoyeuses-de-Vent. Les Atha’an Mieres ont obtenu vingt instructrices et plus en contrepartie de leur aide pour utiliser la Coupe des Vents. Quand elles partiront, vous en aurez vingt autres pour les remplacer. Vous avez vingt et une Pourvoyeuses-de-Vent avec vous. Pour un mile d’Andor, je dois les avoir toutes, et vingt et une autres pour prendre leur place quand elles partiront, et ce aussi longtemps que les Aes Sedai instruiront le Peuple de la Mer.
Il valait mieux ne pas lui laisser croire que c’était sa façon de rejeter carrément sa proposition.
— Naturellement, les droits de douane habituels s’appliqueront à tous les biens passant de ces terres en Andor.
Zaida porta son hanap à sa bouche, puis esquissa un vague sourire. Pourtant, Elayne l’interpréta comme une marque de soulagement plutôt que de triomphe.
— Les biens entrant en Andor, mais pas ceux qui arriveront par le fleuve pour entrer dans nos terres. Je laisserai peut-être trois Pourvoyeuses-de-Vent, disons, pendant six mois. Et elles ne devront jamais être envoyées au combat. Je ne veux pas que mes gens meurent pour défendre votre cause, et je ne veux pas non plus provoquer la colère des Andorans si jamais l’un des leurs tombait sous leurs coups.
— On leur demandera uniquement d’ouvrir des portails, dit Elayne, chaque fois que je l’exigerai.
Par la Lumière ! Comme si elle avait l’intention d’utiliser le Pouvoir Unique comme une arme ! Le Peuple de la Mer l’utilisait ainsi sans complexe, mais elle s’efforçait de se comporter ainsi qu’Egwene le demandait, c’est-à-dire, comme si elle avait déjà prêté les Trois Serments. De plus, si elle faisait sauter ces camps installés hors les murs avec la saidar, ou permettait à quelqu’un d’autre de le faire, pas une seule Maison en Andor ne la soutiendrait.
— Elles devront rester jusqu’à ce que je sois assurée de la Couronne, que ce soit six mois ou plus.
Normalement, la couronne lui reviendrait bien avant. Mais comme disait sa vieille nourrice Lini : « On compte ses prunes dans son panier, pas sur l’arbre. » En tout état de cause, quand la couronne serait à elle, elle n’aurait plus besoin des Pourvoyeuses-de-Vent pour ravitailler la cité, et serait heureuse de les voir partir.