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Son expression devait être insoutenable car l’autre se mit à bafouiller :

— Si, si, tout va bien.

— J’espère ! dit Black.

Et il continua de fixer pendant un bon moment encore le gros homme éperdu qui finit par croiser ses mains sur son ventre et fermer les yeux.

Il était tôt lorsque l’avion se posa à Charles-De-Gaulle. La femme dit adieu à Black pendant qu’ils arpentaient le couloir mobile servant au débarquement des passagers.

— Et quoi, on se quitte comme ça ? protesta Stephen.

— Il le faut, car mon mari m’attend. A moins que demain…

— Demain, je ne serai plus à Paris, coupa Black.

Elle eut un sourire nostalgique et reconnaissant, puis elle pressa le pas pour s’éloigner de lui.

Peu de gens attendaient l’arrivée du vol. Stephen Black aperçut un homme mal réveillé, genre B.C.B.G., plein de suffisance et qui devait se croire irrésistible. Il fut aussitôt convaincu qu’il s’agissait du mari et une colère fulgurante s’empara de lui. Il obéissait souvent à des pulsions irrésistibles qui lui faisaient commettre des actes insensés. Pressant le pas, il rattrapa sa compagne de voyage et la prit par le bras au moment où l’homme s’avançait vers elle, la bouche en cœur. La jeune femme, anéantie par la stupeur et la crainte, essayait mollement de se dégager de la ferme étreinte.

Black s’adressa au mari d’un ton courtois :

— Voilà, dit-il, je vous la rends. J’ai fait un merveilleux voyage : y a que les Françaises pour sucer aussi bien. Et l’odeur de sa chatte est un enchantement.

Il avança ses doigts sous le nez du gars abasourdi.

— Vous ne trouvez pas ? Veinard, qui allez disposer d’une chambre pour baiser cette splendeur !

Il respira à son tour ses doigts, les yeux fermés. La jeune femme pleurait, anéantie par tant d’imprévisible cruauté.

— Quel dommage de devoir prendre un bain ! soupira Stephen Black en laissant retomber sa main.

Et puis il s’éloigna.

Rendu fou, le mari bafoué se précipita sur ses talons, le rejoignit et lui saisit rudement le bras.

— Dites donc, vous ! Vous ne pensez pas que ça va se passer comme ça ! hurla-t-il.

Black se retourna posément et regarda le cocu comme il avait regardé le gros type de sa travée, pendant le vol.

— Barre-toi, connard, ou je t’arrache les couilles ! articula-t-il.

Son adversaire en puissance perdit pied et détourna le premier les yeux.

Stephen Black reprit sa route. Comme il n’avait qu’un bagage à main, ils n’eurent plus à s’affronter devant le tourniquet et il se rendit chez Avis pour y prendre possession de la voiture qu’il avait fait retenir : une Volvo jaune souci qui ressemblait à un taxi new-yorkais.

Une heure plus tard, il roulait sur l’autoroute du Sud.

Quoi de plus beau qu’un fer à repasser

quand il dort ?

— Qu’est-ce que tu penses de tout ça, mon vieux ?

— J’en pense encore rien, j’y pense.

Sur le perron de la gendarmerie, le brigadier Lechibré est resté au garde-à-nous, main au kibour, kif si j’étais le fantôme du général de Gaulle en tournée d’inspection. Je passerai lui crier « repos », ce soir.

On se dirige à pas comptés vers un bistrot pour y écluser un verre de Roussette. J’adore ce vin blanc de Savoie, fruité et légèrement râpeux. Jérémie ne moufte plus, sachant déjà que la méditation d’un supérieur est chose sacrée.

On s’abat dans un troquet aux tables cirées. Mes idées produisent une sorte de fumée qui emmitoufle mon cerveau. C’est ça, le confort intellectuel : une langueur de l’esprit avec tout plein de bulles qui naissent, montent, éclatent, se renouvellent.

— Ces messieurs ? demande un type en gilet de laine troué aux coudes.

— Deux verres de Roussette !

— C’est quoi ? s’inquiète M. Blanc.

— Du vin blanc.

— Tu me draines l’air avec ton vin blanc ! Vous ne pouvez donc pas rester une heure sans vous alcooliser, merde ! Pas étonnant que vous soyez tous des débiles mentaux ! Patron ! Pour moi ce sera une limonade !

Mais les commentaires de Jérémie s’estompent dans mes trompes. Je commence à avoir une vue panoramique de l’affaire Tonton.

Le 14 septembre 1973, un hélicoptère Giroupette 118 appartenant à la compagnie suisse Pale-Air-Lémanique était affrété par trois journalistes de nationalité américaine désireux de réaliser un reportage artistique sur les Alpes savoyardes. L’un d’eux possédant son brevet de pilote et les intéressés ayant versé la caution demandée, et déposé leur plan de vol, ils purent louer l’appareil et décoller. Cinquante minutes plus tard, après avoir survolé la région d’Annecy, puis être passés à l’est de Chambéry, le pilote percutait la ligne à haute tension et l’hélico explosait. On devait retrouver les restes des trois passagers affreusement déchiquetés.

Déposition d’un paysan nommé Thomas Dugadin sur les terres duquel se produisit le crash :

« J’étais à placer une barrière électrifiée pour faire pâturer ma vache quand j’ai entendu le giravion. Il semblait vouloir se poser dans mon pré. Peut-être avait-il des ennuis de moteur ; c’est du moins ce que j’ai pensé. Un instant plus tard, il y a eu une forte explosion, des flammes ont jailli de l’engin et il s’est comme désintégré. J’ai même aperçu les passagers en feu qui tournoyaient dans l’air avant de s’écraser sur mes terres. Sur le moment, j’ai eu peur d’être touché par des éclats et je me suis jeté au sol. Et puis il y a eu le silence et alors je me suis relevé et j’ai couru sur les lieux. C’était épouvantable. Les corps continuaient de brûler. J’ai couru alerter du monde. J’espère que l’E.D.F. réparera très vite la ligne, vu qu’un pylône est tordu au-dessus de mon champ et que je redoute pour ma vache. »

Une gorgée de Roussette. Fameux. Mon négro sirote sa limonade. Chacun ses goûts.

Je sors de mon rêve comme on sort de la brume dorée du matin lorsqu’on cabotine en barlu.

— Inspecteur Blanc, fais-je, je voudrais voir si tu es réellement intelligent ou simplement pas trop con. Quelque chose t’a-t-il frappé dans la déposition du vieux ?

Il me foudroie de son énorme regard globuleux.

— T’es chié, toi, mon vieux, avec tes colles à la noix. Evidemment que quelque chose frappe dans ce qu’a dit l’oncle Tom. Faudrait être un gros connard comme ton copain Béru pour passer à côté.

— Ne mets pas en cause un absent. Je te souhaite d’avoir un jour la moitié des qualités professionnelles d’Alexandre-Benoît. Cela dit, j’attends ta réponse ?

— Ben, mon vieux, ce qui frappe, c’est quand le vieux dit, en parlant de l’hélico « qu’il semblait vouloir se poser dans son pré ».

— Très bien.

— Il semblait vouloir se poser dans son pré parce qu’il était en train de se poser dans son pré, ni plus ni moins ! T’es chié, toi ! Ça saute au bon sens, merde !

Brave M. Blanc. Quand on songe qu’il aurait pu balayer les alentours de Saint-Sulpice pendant encore une trentaine d’années !

— Si je te demande de me donner ton point de vue de l’affaire Tonton, parvenu à ce point de l’enquête, tu me racontes quoi ?

Il réfléchit, exécute avec la bouche un bruit que Bérurier produit généralement en s’aidant de son seul anus et commence :

— Un peu prématuré, monsieur le commissaire. Néanmoins, disons que je pressens dans tout ça des options fondamentales.

Dis, il a du vocabulaire, le balayeur d’étrons canins.