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Son masque adhérait à son visage comme une ventouse. Il dut tirer fort dessus pour l’arracher et eut l’impression que ses joues allaient partir avec. Il ouvrit grand la bouche pour avaler l’air frais en grandes goulées avides. Laissa la pluie ruisseler sur sa langue. Il tourna la tête autour de lui et la panique revint. Quelle heure était-il ? Combien de temps avaient-ils passé là-dessous pour qu’il fît déjà nuit ? Il entendit Ziegler crever la surface à côté de lui. Elle le prit aux épaules.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? QU’EST-CE QUI S’EST PASSÉ ?

Il ne répondit pas. Il tournait la tête à droite et à gauche, les yeux écarquillés, le masque sur le front. La pluie crépitait sur le Néoprène de sa combinaison. Il entendit le fracas de la foudre proche. Le bruit de l’averse clapotant à la surface du lac.

— Bon Dieu ! rugit-il dans un souffle. Tu me vois ?

Elle le tenait toujours par les épaules. Elle regarda autour d’eux, cherchant comment gagner la rive et escalader le surplomb abrupt en s’accrochant aux branches et aux racines. Elle se retourna vers lui. Il regardait partout mais, bizarrement, sans fixer son regard nulle part — et sans la regarder, elle.

— Tu me vois ? répéta-t-il, plus fort.

— Quoi ? Quoi ?

— JE NE VOIS PLUS RIEN ! JE SUIS AVEUGLE !

Il les observait, aussi silencieux et invisible qu’une ombre. Une ombre parmi les ombres. Ils n’imaginaient pas qu’il était si près. Ils n’imaginaient même pas qu’il pût être dans les parages.

Il retira son bonnet noir pour sentir la pluie marteler son crâne à travers ses cheveux teints en blond et coupés ras, et il caressa sa barbiche sombre et ruisselante, un sourire sur les lèvres, les yeux étincelant dans la pénombre.

Il les avait suivis jusqu’à cette chapelle abandonnée et en ruine où ils avaient visiblement l’habitude de se retrouver, il s’était planqué dans les fourrés et il les avait écoutés pérorer par la fenêtre dont le vitrail avait depuis longtemps disparu en tirant sur leur pipe à eau. Il devait reconnaître qu’ils étaient nettement plus intéressants que la moyenne de leurs semblables, tous ces jeunes primates semi-illettrés. Il comprenait mieux à présent comment Martin était devenu celui qu’il était. Cet endroit formait des adultes tout à fait prometteurs. Il imagina une école du crime qui aurait formé pareillement ses étudiants. Il aurait pu y donner des cours, se dit-il, et son sourire s’élargit.

Accroupi sous la pluie dans les buissons, il regarda les jeunes gens ressortir de la chapelle et prendre le chemin du lycée par la forêt, leurs silhouettes encapuchonnées sous leurs K-ways crépitants. Il pénétra ensuite tranquillement dans le petit édifice déserté. Le Christ et tout signe cultuel avaient depuis longtemps disparu. L’endroit était jonché de canettes de bière, de bouteilles de Coca-Cola vides, d’emballages de coupe-faim et de pages de magazines couvertes de publicités, symboles grossiers de cette autre religion : celle, dominante et stérile, de la consommation de masse.

Hirtmann n’avait pas la foi, mais il devait bien admettre que certaines religions, la chrétienne et la musulmane en particulier, avaient surpassé toutes les autres en matière de supplices et de férocité. Lui-même se serait bien vu maniant les savants instruments imaginés par des génies médiévaux, ses semblables, qui, à l’époque, avaient tout loisir d’exprimer leur talent. Il aurait prêché avec la même éloquence qu’il avait employée dans les prétoires pour mettre à l’ombre des types dont l’innocence était tout sauf certaine. Pour l’heure, il s’apprêtait à être juge et bourreau. Il allait renouveler à sa façon la bonne vieille plaisanterie de l’arroseur arrosé.

Il avait d’abord cru que l’usurpateur, celui qui avait osé prendra sa place et se faire passer pour lui, se trouvait parmi ces jeunes gens. Mais, en les écoutant et en fouinant à droite et à gauche, il avait compris son erreur. Et l’ironie de a situation lui était apparue dans toute sa cruauté. Pauvre Martin… Il avait déjà tellement souffert. Pour la première fois de sa vie peut-être, Hirtmann sentait un élan de compassion et de camaraderie le soulever. Il en avait presque des larmes aux yeux. Que Martin eût cet effet-là sur lui, il en était le premier surpris. C’était une délicieuse, une merveilleuse surprise. Martin, mon ami, mon frère… songea-t-il. Il allait durement châtier la coupable. Car son crime était double puisqu’il y avait deux victimes. Il allait lui faire payer son crime de lèse-majesté d’un côté et sa trahison de l’autre. Un châtiment qui resterait à jamais marqué au fer rouge dans son corps comme dans son esprit.

45.

Hôpital

— Hémorragie rétinienne, dit le toubib. Loi de Boyle Mariotte, P1 x V1 = P2 x V2, la variation de la pression s’accompagne d’une variation des volumes gazeux : comme tous les gaz, l’air contenu dans votre masque a subi les changements de pression. Sous l’effet de celle-ci, il s’est comprimé lorsque vous êtes descendu, et s’est dilaté lorsque vous êtes remonté. Vous avez été victime d’un accident barotraumatique : un traumatisme dû à des changements trop brutaux de pression atmosphérique. Je ne sais pas ce qui s’est passé là-dessous, mais une perte totale de la vision binoculaire, c’est plutôt rare. Même momentanée. Mais rassurez-vous, vous n’allez pas rester aveugle.

Super, songea Servaz. Tu ne pouvais pas le dire plus tôt, espèce de con ?

La voix du toubib, basse et bien posée, l’horripilait avec ses accents pontifiants. Il est probable que s’il avait pu voir le reste de sa personne, c’eût été pareil.

— L’évolution de l’hémorragie peut prendre un certain temps, continua doctement la voix. Il y a eu atteinte de la macula, la zone de vision centrale. Je suis au regret de vous dire qu’il n’y a pas de traitement spécifique. On peut seulement agir sur la cause. Or, en l’occurrence, la cause a disparu ; il n’y a donc plus qu’à attendre que les choses rentrent dans l’ordre d’elles-mêmes. Il se peut cependant que nous ayons besoin de recourir à une ablation chirurgicale pour vous permettre de récupérer complètement votre vision. Nous verrons. En attendant, on va vous garder en observation. Et vous allez conserver ce pansement sur les yeux. N’essayez surtout pas de l’enlever.

Il hocha la tête en grimaçant. Il ne pouvait guère faire plus : il ne voyait rien.

— On peut dire que vous ne faites pas les choses à moitié, ironisa le toubib.

Il eut envie de répliquer quelque chose de cinglant, mais, bizarrement, cette phrase le rassura. Sans doute à cause du ton guilleret employé par le médecin.

— Bon, je repasse tout à l’heure. Reposez-vous.

— Il a raison, dit Ziegler à côté de lui quand les pas se furent éloignés. Tu ne fais pas les choses à moitié.

Il devina à sa voix qu’elle souriait. En conclut qu’elle aussi avait obtenu des nouvelles rassurantes.

— Dis-moi ce qu’il t’a dit.

— La même chose qu’à toi. Ça peut prendre quelques heures ou quelques jours. Et, si besoin est, ils t’opéreront. Mais tu vas récupérer tes yeux, Martin.