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— Bonjour, Francis.

Van Acker eut un très léger mouvement de surprise. Le parapluie pivota.

— Martin… Je suppose que j’aurais dû m’attendre à ta visite après ce qui s’est passé.

Les yeux bleus étaient toujours aussi perçants. Le nez charnu, la bouche mince mais sensuelle, le collier de barbe soigneusement taillé. Francis Van Acker était tel qu’en son souvenir. Il rayonnait littéralement. Seuls quelques fils gris étaient apparus dans sa barbe et dans la mèche de cheveux châtains qui lui balayait le front.

— Qu’est-ce qu’on est censés se dire dans ces cas-là ? ironisa-t-il. « Ça fait un bail » ?

— Fugit irreparabile tempus, répondit Servaz.

Van Acker eut un sourire éclatant.

— Tu as toujours été le meilleur en latin. Tu ne peux pas savoir à quel point cela m’exaspérait.

— C’est ta faiblesse, Francis. Tu as toujours voulu être le premier partout.

Van Acker ne répondit pas. Son visage se ferma légèrement. Mais ça ne dura pas, le sourire provocant reparut.

— Tu n’es jamais revenu par ici. Pourquoi ?

— À toi de me le dire…

Le regard de Van Acker ne le quittait pas. Malgré la moiteur ambiante, il portait la même veste en velours bleu sombre que Servaz lui avait toujours connue. Il ne l’avait jamais vu habillé autrement. Du temps où ils étaient étudiants, c’était même devenu un sujet de plaisanterie : Francis Van Acker avait un placard plein de vestes bleues identiques et de chemises blanches d’une célèbre marque américaine.

— Eh bien, nous savons tous deux pourquoi, Edmond Dantès, dit ce dernier.

Servaz sentit sa gorge s’assécher.

— Comme le comte de Morcerf, je t’ai volé ta Mercedes. Sauf que moi, je ne l’ai pas épousée.

Pendant une fraction de seconde, la colère rougeoya dans le ventre de Servaz comme une braise. Puis la cendre des années la recouvrit de nouveau.

— J’ai entendu dire que Claire est morte d’une manière affreuse.

— Qu’est-ce qui se dit à Marsac ?

— Tu connais Marsac, tout finit par se savoir. Les gendarmes se sont montrés plutôt… loquaces. Le téléphone arabe a fait le reste. Ligotée et noyée dans sa baignoire, à ce qu’on dit. C’est vrai ?

— Sans commentaire.

— Seigneur ! Une chic fille, pourtant. Brillante. Indépendante. Obstinée. Passionnée. Ses méthodes pédagogiques ne plaisaient pas à tout le monde, mais je les trouvais plutôt… intéressantes.

Servaz hocha la tête. Ils s’étaient mis en marche le long des cubes de béton aux vitres sales.

— Quelle mort atroce… Il faut être fou pour tuer quelqu’un de cette façon.

— Ou très en colère, rectifia Servaz.

— Ira furor brevis est. « La colère est une courte folie ».

Ils longeaient à présent les courts de tennis désertés, leurs filets pendant mollement comme les cordes d’un ring sous le poids d’un boxeur invisible.

— Comment ça se passe avec Margot ? demanda Servaz.

Van Acker sourit.

— La pomme ne tombe jamais loin du pommier. Margot a un vrai potentiel, elle ne s’en tire pas si mal. Mais ce sera encore mieux quand elle aura compris que l’anticonformisme systématique est une autre forme du conformisme.

Ce fut au tour de Servaz de sourire.

— Ainsi, c’est toi qui mènes cette enquête, fit Van Acker. Je n’ai jamais compris pourquoi tu étais entré dans la police. (Il leva la main pour prévenir toute objection.) Je sais que c’est lié à la mort de ton père et — si on remonte plus loin à ce qui est arrivé à ta mère, mais, bon Dieu, tu aurais pu être autre chose. Tu aurais pu être un écrivain, Martin. Pas un de ces pisse-copies : un véritable écrivain. Tu avais les ailes, tu avais le don. Tu te rappelles ce texte de Salinger que nous citions tout le temps, un des plus beaux jamais écrits sur l’écriture et la fraternité ?

— Seymour, une introduction, répondit Servaz en essayant de ne pas céder à l’émotion.

— « Mon personnage principal, commença son voisin d’une voix lente et récitative tout en marchant au même rythme, du moins pendant les moments où je pourrai me forcer à rester assis et à garder mon calme, sera feu mon frère aîné, Seymour Glass qui, à l’âge de trente et un ans, en Floride, se suicida pendant ses vacances avec sa femme. »

— « Pour nous, enchaîna Servaz après un instant d’hésitation, il incarna divers personnages réels : il fut notre licorne rayée de bleu, notre miroir ardent à double lentille, notre génie-conseil, notre conscience portative, notre subrécargue et notre unique vrai poète, et, chose inévitable, je pense, il fut aussi notre “mystique” le plus notoire… »

Il se rendit compte que, bien qu’il n’eût pas relu le texte depuis des années, chaque mot lui était venu sans effort ; chaque phrase intacte, gravée en lettres de feu dans sa mémoire. À l’époque, c’était leur formule sacrée, leur mantra, leur mot de passe.

Van Acker s’était arrêté de marcher.

— Tu étais mon grand frère, dit-il soudain d’une voix étonnamment émue, tu étais mon Seymour — et, pour moi, d’une certaine façon, ce grand frère-là s’est suicidé le jour où il est entré dans la police.

Servaz sentit la colère revenir. Vraiment ? Alors pourquoi me l’as-tu prise ? eut-il envie de demander. Elle… entre toutes celles que tu pouvais avoir et que tu as eues… Et pourquoi l’as-tu abandonnée ensuite ?

Ils avaient marché jusqu’à l’orée du bois de pins, là où la vue embrassait des lieues de panorama jusqu’à l’horizon des Pyrénées, à quarante kilomètres, quand le temps était au beau. Mais, ce jour-là, les nuages et la pluie enveloppaient les collines de fumerolles et de brouillard. C’était un endroit où ils avaient l’habitude de venir vingt ans auparavant, Van Acker, lui et… Marianne, avant que Marianne ne devienne un obstacle entre eux, avant que la jalousie, la colère, la haine ne les séparent et ne les déchirent — et, peut-être, qui sait, Van Acker y venait-il toujours, bien que Servaz doutât que ce fût en souvenir du bon vieux temps.

— Parle-moi de Claire.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tu la connaissais ?

— Tu veux dire personnellement ou en tant que collègue ?

— Personnellement.

— Non. Pas vraiment. Marsac est une petite ville universitaire. Ça ressemble à la cour d’Elseneur. Tout le monde se connaît, s’épie, se poignarde, médit… Tout le monde s’emploie à avoir quelque chose à dire sur son voisin, à obtenir des informations, de préférence quelque chose de juteux et d’acide. Tous ces universitaires ont porté l’art de la médisance et du ragot à son plus haut degré. On se croisait dans des soirées, on échangeait des propos sans importance.

— Il y avait des rumeurs la concernant ?

— Tu crois vraiment qu’au nom de notre ancienne amitié je vais te rapporter toutes les rumeurs et les ragots qui circulent ?

— Ah bon, il y en avait tant que ça ?

Le chuintement d’une voiture sur la petite route qui sinuait tout on bas de la colline.

— Rumeurs, spéculations, ragots… C’est donc ça qu’on appelle une enquête de voisinage ? Claire était une femme non seulement Indépendante et séduisante, mais avec des idées bien arrêtées sur tout un tas de sujets. Et elle avait tendance à être un peu trop… militante parfois dans les dîners en ville.