— Excuse-moi, je réfléchissais… Dans ce cas, pourquoi tu ne restes pas dîner ? Je vais aller faire quelques courses.
— Marianne, je vais être franc avec toi. Je ne sais pas si, en ma qualité d’enquêteur, je…
— C’est bon, Martin. Tu n’es pas obligé de le crier sur les toits. Et tu pourras me poser tes questions en même temps. Après deux verres de vin, je suis beaucoup plus loquace.
Une tentative de détendre l’atmosphère qui tomba à plat.
— Je sais, dit-il.
Mais il regretta aussitôt cette phrase : il ne voulait pas évoquer le passé, encore moins qu’elle imagine chez lui des motivations autres que professionnelles, surtout en ce moment.
Il la remercia et raccrocha, regarda l’adresse qui s’inscrivait dans l’annuaire : 5, Domaine du Lac. Il n’avait pas oublié la géographie des lieux. Marianne habitait à l’ouest de Marsac. C’était là qu’étaient bâties les plus luxueuses villas, sur la rive nord d’un petit lac. Elles portaient des noms comme Belvédère, Le Muid ou Villa Antigone, et la plupart étaient entourées de vastes pelouses qui descendaient en pente douce jusqu’à un ponton où se balançait un dériveur léger ou une petite embarcation équipée d’un moteur hors-bord. L’été venu, les enfants des riches habitants du lac apprenaient à faire du ski nautique ou de la voile. Leurs parents travaillaient à Toulouse ; ils occupaient des postes éminents dans l’aéronautique, l’université ou l’électronique. Coïncidence : les autres habitants de Marsac avaient baptisé cet endroit « la Petite Suisse ».
Son portable bourdonna. Il s’empressa de l’extirper de sa poche et de l’ouvrir. Margot.
— C’est quoi, cette histoire ? dit-elle dans le téléphone. Pourquoi tu as besoin de savoir ça ?
— Pas le temps de t’expliquer là. Il fume ou pas ?
— Non. Je ne l’ai jamais vu fumer.
— Merci. Je te rappelle plus tard.
Il avait quelques heures devant lui. Il allait en profiter pour dormir un peu. Puis il se dit qu’il n’y arriverait probablement pas. Il songea à Hirtmann. Le Suisse occupait toutes ses pensées.
15.
Rive nord
Il était 20 heures passées de trois minutes quand il se présenta au bord du lac, là où le restaurant-café-concert Le Zik plongeait ses pilotis dans les eaux vertes. Rive est. Servaz la contourna en direction de la rive nord. Le lac de Marsac avait la forme d’un os ou d’un biscuit pour chien de sept kilomètres de long étiré dans le sens est-ouest. La majeure partie était cernée par des bois touffus. Seule la zone est était urbanisée — « urbanisée » était un bien grand mot : chaque villa, elle-même surdimensionnée, disposait autour d’elle d’environ trois à cinq mille mètres carrés de terrain.
L’adresse correspondait à la dernière maison de la rive nord, juste avant les bois et la partie centrale, là où le lac s’étranglait avant de s’évaser à nouveau plus loin. Une construction qui devait bien avoir une centaine d’années avec ses pignons, ses balcons, ses cheminées et sa vigne vierge. Une maison beaucoup trop vaste et difficile à entretenir pour une mère et son fils, se dit-il. Le portail était ouvert et Servaz roula sur le gravier et sous les grands sapins jusqu’aux marches du perron, mais, quand il les eut gravies, il entendit Marianne le héler par la porte ouverte et il traversa l'enfilade des pièces jusqu’à la terrasse.
La pluie balayait toujours le lac. Des martins-pêcheurs tournoyaient au-dessus de sa surface hérissée avant de plonger et de la percuter violemment puis de remonter aussi vite, leur dîner dans le bec, dans un arc de gouttelettes. Sur leur gauche, au-delà des autres propriétés, il apercevait les toits de Marsac et son clocher voilés par le brouillard d’eau. En face, sur l’autre rive, il y avait des bols sombres et ce que les gens du coin appelaient pompeusement « la Montagne » : un massif rocailleux qui culminait à quelques dizaines de mètres au-dessus de la surface.
Marianne était en train de disposer les couverts. Il s’immobilisa un instant pour la regarder depuis l’ombre. Elle portait une robe-tunique kaki boutonnée devant avec deux poches de poitrine et une fine ceinture tressée qui lui donnaient une allure presque militaire. Servaz remarqua malgré lui ses jambes nues et bronzées et l’absence de bijou autour de son cou. Elle ne portait qu’une légère touche de rouge à lèvres. Elle avait défait un bouton à cause de la chaleur.
— Quel temps, dit-elle. Mais on ne va pas se laisser abattre, pas vrai ?
Elle parlait sans conviction, sa voix aussi creuse qu’une boîte en fer-blanc. Quand elle l’embrassa sur la joue, il huma malgré lui son parfum.
— J’ai apporté ça.
Elle prit la bouteille, regarda brièvement l’étiquette et la posa sur le chemin de table. Puis elle reprit sa tâche.
— Le tire-bouchon est là, ajouta-t-elle au bout d’un moment, comme il restait les bras ballants.
Elle disparut à l’intérieur et il se demanda s’il n’avait pas fait une erreur en acceptant ce dîner. Il savait qu’il n’aurait pas dû être là, que le petit avocat au regard intense s’en servirait si jamais Hugo était déclaré coupable. Il sentit aussi que l’enquête occupait toutes ses pensées, qu’il lui serait difficile de parler d’autre chose. Il aurait dû interroger Marianne selon la procédure, mais il n’avait pu résister à l’invitation. Après toutes ces années… Il se demanda si Marianne avait conscience de ce qu’elle faisait en l’invitant. Tout à coup, sans savoir pourquoi, il fut sur ses gardes.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tu n’es jamais revenu ?
— Je ne sais pas.
— Pas la moindre lettre, pas le moindre mail, le moindre SMS ni coup de fil — en vingt ans.
— Il y a vingt ans, il n’y avait pas de SMS.
— Mauvaise réponse, monsieur le policier.
— Je suis désolé.
— Ce n’est pas une réponse non plus.
— Il n’y a pas de réponse.
— Bien sûr que si.
— Je ne sais pas… c’était… il y a longtemps…
— Pieux mensonge, mais mensonge tout de même.
Silence.
— Ne me le demande pas, dit-il.
— Pourquoi pas ? Je t’ai écrit. Plusieurs lettres. Tu n’as jamais répondu.
Elle le sonda de son regard vert mutant qui étincelait dans l’ombre de son visage. Comme autrefois.
— C’est à cause de Francis et de moi, c’est ça ?
De nouveau, il ne dit rien.
— Réponds-moi.
Il la fixa en silence.
— C’est donc ça… Oh, bon sang, Martin !… Toutes ces années de silence, c’était à cause de Francis et moi ?
— Possible.
— Tu n’en es pas certain ?
— Si. Si, j’en suis certain. Bon Dieu, qu’est-ce que ça peut faire, aujourd’hui ?
— Tu as voulu nous punir.
— Non, j’ai voulu tourner la page. Oublier. Et j’y suis parvenu.
— Ah bon ? Et cette étudiante que tu as rencontrée après moi ? Comment s’appelait-elle déjà ?
— Alexandra. Je l’ai épousée. Et puis on a divorcé.
Étrange de constater qu’une vie pouvait se résumer en quelques phrases. Étrange et déprimant.
— Et aujourd’hui, tu as quelqu’un ?
— Non.
Silence.
— Alors, c’est ça, cet air d’ours mal léché, tenta-t-elle de plaisanter. Tu as l’air d’un vieux garçon, Martin Servaz.
Elle avait dit ça d’un ton faussement léger, et il lui fut reconnaissant de chercher à détendre l’atmosphère. La pénombre du soir les nimbait. En même temps que l’infime distorsion des sens provoquée par le vin.