— Je vais quand même appeler Paris et leur transmettre le mail, dit-il.
Il allait ajouter quelque chose quand une voix s’éleva de la pièce voisine.
— Ça y est ! On le tient !
Servaz leva le nez de son calepin. Tous avaient reconnu la voix d’un des informaticiens de la cellule cyber. Un jeune homme grand et maigre — qui ressemblait à un croisement de Bill Gates et de Steve Jobs avec ses lunettes, son long cou et ses jeans — fit une entrée triomphale dans la salle, un papier à la main.
— Il y a du nouveau ! lança-t-il en l’agitant. J’ai trouvé l’origine du mail.
Servaz regarda discrètement autour de lui. Tous les regards étaient à présent braqués vers le nouveau venu. La nervosité et la surexcitation étaient palpables.
— Et ?
— Il a été envoyé d’ici. D’un cybercafé. À Toulouse…
Servaz observa que la façade de l’Ubik Café, rue Saint-Rome, était coincée entre une sandwicherie et un magasin de prêt-à-porter féminin. Il se souvint qu’il y avait une librairie à cet endroit quand il était étudiant. Une caverne d’Ali Baba qui respirait le papier et l’encre, la poussière, les mystères inépuisables du mot écrit. Seul vestige de ce temps-là : les deux arcades en plein cintre dans lesquelles la vitrine du cybercafé s’inscrivait et la façade de brique rose. Servaz regarda les horaires d’ouverture sur la vitrine : le cybercafé fermait le lundi mais il était ouvert le dimanche matin.
L’intérieur était partagé en deux par une frontière invisible ; un espace bistrot à gauche, avec un comptoir et des tables, et un espace multimédia à droite, qui évoquait un salon de coiffure avec sa rangée de fauteuils. Deux clients étaient assis face aux écrans, parlant dans des casques-micros. Servaz les détailla comme si Julian Hirtmann pouvait se trouver parmi eux. La femme qui se tenait derrière le comptoir — « Fanny », à en croire le badge sur sa poitrine — arborait un sourire minimal et un décolleté maximal. Espérandieu exhiba sa carte et lui demanda si elle était présente la veille au soir aux alentours de 18 heures. Elle se tourna vers le fond de la salle et appela un certain Patrick. Ils entendirent Patrick grommeler depuis l’arrière-boutique. Il mit du temps à rappliquer. Patrick était un gros type dans la trentaine, en chemise blanche aux manches retroussées et pantalon noir. Il leur jeta un coup d’œil méfiant derrière ses lunettes et Servaz le catalogua aussitôt dans la catégorie « peu coopératif ». Patrick avait des petits yeux clairs, froids et butés.
— C’est pour quoi ? demanda-t-il.
Espérandieu s’avança, exhibant une nouvelle fois sa carte. Servaz préféra rester en retrait. Son adjoint était un geek — l’univers cybernétique lui était infiniment plus familier qu’à lui, à qui rien que l’envahissante mode des téléphones portables, des réseaux sociaux et des tablettes numériques donnait des boutons. En outre, Espérandieu n’avait pas l’air d’un flic.
— Vous êtes le patron ?
— Je suis le gérant, rectifia le gros homme prudemment.
— Un e-mail a été envoyé d’ici hier soir, vers 18 heures. On voudrait savoir si vous vous souvenez du type qui l’a envoyé.
Le gérant haussa les sourcils par-dessus ses lunettes et leur adressa un regard qui signifiait : à ton avis, mon pote ?
— Il y a environ une cinquantaine de personnes qui défilent ici « chaque soir. Vous croyez que je me penche par-dessus leur épaule pour voir ce qu’elles font ?
Espérandieu et Servaz avaient la photo du Suisse sur eux, mais ils avaient décidé de ne pas la montrer : si jamais le type reconnaissait le tueur en série qui avait fait la une des journaux l’année d'avant, il risquait de raconter à tout le monde ce qui s’était passé et l’Info selon laquelle Hirtmann était à Toulouse et s’amusait à envoyer des mails à la police se retrouverait dans la presse en moins de temps qu’il n’en faut à Usain Bolt pour courir un cent mètres.
— Un type très grand et maigre, fit Espérandieu. Dans la quarantaine… Peut-être portait-il une perruque. Peut-être a-t-il attiré l’attention par un comportement un peu… bizarre. Quelqu’un qui parlait peut-être avec un léger accent.
Le regard du gérant faisait le va-et-vient entre eux, comme celui d’un spectateur à Roland-Garros, avec l’air de les prendre pour deux parfaits abrutis. Il haussa les épaules.
— Un type avec une perruque et un accent étranger ? C’est une blague ? Ça fait beaucoup de « peut-être », vous ne trouvez pas ? Ça ne me dit rien, non.
Puis il parut se souvenir de quelque chose.
— Attendez…
Il surprit leurs regards et s’interrompit aussitôt. Les petits yeux bleus délavés étincelèrent derrière les lunettes et Servaz comprit que l’homme se délectait de leur intérêt et de leur impatience.
— Quelqu’un est venu, oui, maintenant que vous le dites…
Il sourit. Fit mine de réfléchir. Attendit leur réaction. Servaz sentit l’exaspération le gagner.
— Jolie installation, dit Espérandieu comme si la suite ne l’intéressait pas. Votre réseau local, c’est du Wifi ?
L’homme parut désarçonné par le désintérêt soudain de son vis-à-vis pour le visiteur, mais flatté en revanche qu’on s’intéressât à son café.
— Euh… non, j’ai conservé le câblage… Avec trente postes, même avec le meilleur routeur Wifi, ça sature très vite. À cause des jeux en réseau.
Espérandieu hocha la tête avec une moue approbatrice.
— Mmm… Oui, bien sûr. Donc, quelqu’un est venu ?
Cette fois, le gérant du cybercafé éprouva le besoin de ranimer un peu leur flamme.
— Oui, mais pas le type que vous décrivez. Une femme…
L’intérêt des deux flics était proche de zéro.
— Et quel rapport avec l’homme que nous recherchons ?
Le sourire revint.
— Elle m’a dit que vous viendriez… Elle m’a dit que des types viendraient me voir pour me poser des questions sur un mail qu’elle avait envoyé. Mais elle ne m’a pas dit qu’ils seraient de la police.
Gagné. Il avait de nouveau toute leur attention. Servaz et Espérandieu ne le quittaient pas des yeux, à présent.
— Et ce n’est pas tout…
Espèce de sale con, songea Servaz. Une minute de plus et il allait le saisir par le col et lui faire avaler son badge orange.
— Elle a laissé ça…
Ils le regardèrent passer derrière le comptoir, se pencher pour ouvrir un tiroir, attraper quelque chose.
Une enveloppe.
Servaz sentit un frisson lui parcourir l’échine.
Patrick tendit l’enveloppe en papier Kraft à Espérandieu qui avait déjà enfilé une paire de gants.
— Qui l’a touchée à part vous ?
— Personne.
— Vous en êtes sûr ?
— Oui. C’est moi qui l’ai prise et qui l’ai rangée là.
— Vous avez un coupe-papier ? Une paire de ciseaux ?
L’homme fourragea dans un tiroir et lui tendit un couteau à pain.
Espérandieu déchira délicatement l’enveloppe et plongea deux doigts à l’intérieur. Servaz regarda sa main gantée quand elle ressortit. Un disque métallisé, brillant, entre le pouce et l’index. Espérandieu l’examina sur les deux faces. Par-dessus son épaule, Servaz l’imitait. Le disque était vierge : il ne portait aucune inscription ni trace de doigts.