Выбрать главу

— Il n’est pas un peu tôt pour ça ? demanda-t-elle, le visage dans les draps.

— Tais-toi ! dit la voix derrière elle, aussitôt suivie d’un petit rire étouffé. Il n’est jamais trop tôt, ajouta la voix, qui parlait français avec un léger accent slave.

Elle fut retournée sur le dos et son débardeur lui fut ôté. Un corps aussi nu et chaud que le sien se coucha sur elle. Des lèvres humides lui embrassèrent les paupières, le nez, la bouche, puis une langue mouillée courut sur son corps. Elle libéra ses poignets sous elle, retira le bandeau de ses yeux et regarda la tête brune de Zuzka qui descendait vers son ventre, son dos bronzé, ses fesses musclées. Une vague de désir déferla au creux de ses reins. Les doigts dans les cheveux noirs et soyeux de sa compagne, elle se cambra, se frotta contre elle et gémit. Puis le visage de Zuzka remonta, son pubis dur et lisse pressé contre le sien, et elles s’embrassèrent.

— C’est quoi, ce goût bizarre ? demanda-t-elle soudain entre deux baisers.

— Yaourti mé méli, répondit la voix. Yaourt au miel. Chut…

Irène Ziegler contempla le corps de Zuzka allongée à côté d’elle. La Slovaque était nue à part un panama de paille posé sur son visage et des sandalettes à lanières de cuir aux pieds. Elle dormait. Elle était uniformément bronzée et elle sentait le soleil, le sel et la crème protectrice. Ses seins étaient plus pleins que ceux d’Irène, ses aréoles plus larges, ses jambes plus longues et sa peau plus mordorée. Il ne lui manquait qu’un tatouage, songea Irène en souriant et en contemplant celui qu’elle avait près du pubis et qui représentait un petit dauphin stylisé là où, hier encore, il n’y avait rien. Elle l’avait fait faire la veille chez un tatoueur de Fira — la « capitale » de l’île — pour se souvenir de ces vacances inoubliables : le dauphin était un des motifs récurrents de l’iconographie grecque, et leur nid d’amour s’appelait l’Hôtel Delfini. Elle avait attendu le dernier jour des vacances, car II fallait éviter de se baigner avec un tatouage en cours de cicatrisation, et elle avait appliqué dessus une protection solaire indice 60.

Depuis trois semaines, elles sautaient d’une île et d’un ferry à l’autre et sillonnaient les Cyclades en scooter : Andros, Mykonos, Paras, Naxos, Amorgos, Sérifos, Sifnos, Milos, Folégandros, los — et pour finir Santorin où, depuis quatre jours, elles avaient passé leur temps à se baigner, à faire de la plongée et à bronzer sur les plages de sable noir, à marcher dans les pittoresques ruelles blanc et bleu qui comptaient presque autant de boutiques que Toulouse, et à s’enfermer dans leur chambre d’hôtel pour faire l’amour. Surtout faire l’amour… Au début, elles avaient également fréquenté des endroits comme l’Enigma, le Koo Club ou le Lava Internet Café, mais elles avaient rapidement fui les night-clubs de l’île où les hommes avaient tendance à transpirer abondamment et les femmes à s’imbiber jusqu’au moment où leurs regards devenaient vitreux et leurs propos encore plus incohérents qu’à l’ordinaire. De temps en temps, cependant, elles allaient siroter un Marvin Gaye au Tropical Bar, juste avant que le rush des fêtards hystériques ne les en chasse. Elles en profitaient alors pour errer dans les rues les plus calmes, main dans la main, se bécotaient sous les porches et dans les coins sombres, ou enfourchaient le scooter pour rejoindre une plage au clair de lune — mais, même là, il était difficile d’échapper aux poivrots, aux raseurs et aux échos lancinants de la techno.

Ziegler se leva sans faire de bruit pour ne pas réveiller sa compagne et ouvrit le frigo-bar pour en sortir un jus de fruit en bouteille. Elle le but dans un grand verre, puis elle passa dans la salle de bains et se glissa sous la douche. C’était leur dernier jour. Le lendemain, elles s’envoleraient pour la France et chacune reprendrait sa vie d’avant : Zuzka dans la boîte dont elle était à la fois la gérante et la première des stripteaseuses et où Irène avait fait sa connaissance deux ans plus tôt, et Ziegler dans sa nouvelle affectation : la brigade de recherches d’Auch.

Pas vraiment une promotion quand on venait de la Section de Recherche de Pau…

L’enquête de l’hiver 2008–2009 avait laissé des traces. Paradoxe : le commandant Servaz et la police judiciaire toulousaine avaient pris sa défense et c’était sa propre hiérarchie qui l’avait sanctionnée. Elle ferma un instant les yeux à ce souvenir : la séance sinistre au cours de laquelle ses supérieurs, alignés en grands uniformes, avaient égrené les chefs d’accusation. Contre toutes les règles, elle avait voulu faire cavalier seul et elle avait dissimulé aux membres de son équipe des informations qui leur auraient permis de retrouver plus vite le dernier membre d’un club d’abuseurs sexuels ; elle avait aussi dissimulé certains aspects de son passé en rapport avec l’enquête et elle avait fait disparaître une pièce à conviction importante sur laquelle son nom apparaissait. Si elle n’avait pas été sanctionnée plus durement, c’était grâce à l’intervention de Martin et de cette proc, Cathy d’Humières, qui avaient fait valoir qu’elle avait sauvé la vie du policier toulousain et aussi risqué la sienne pour capturer le meurtrier.

Résultat : à son retour, elle reprendrait ses fonctions dans la brigade de recherches d’un chef-lieu de département de 23 000 habitants. Une nouvelle vie et un nouveau départ. En théorie. Elle savait déjà que les affaires qu’elle y traiterait n’auraient pas grand-chose à voir avec les dossiers qu’on lui confiait auparavant. Seule consolation : elle était à la tête du service, son prédécesseur ayant pris sa retraite trois mois plus tôt. Auch n’était pas une cour d’appel comme Pau, mais un tribunal de grande instance, et elle avait déjà pu constater, au cours des premières semaines dans sa nouvelle affectation, que les affaires les plus délicates étaient systématiquement confiées au SRPJ, à la Sûreté départementale ou à la SR de gendarmerie de Toulouse. Elle poussa un soupir, ressortit de la douche, s’enroula dans une serviette et émergea de nouveau sur la terrasse où elle récupéra ses lunettes de soleil avant de se pencher par-dessus le petit muret de pierre aux joints peints en blanc.

Son regard s’abîma dans la contemplation des bateaux qui sillonnaient la caldeira.

Elle s’étira comme un chat au soleil. C’était le moment ou jamais de faire provision de souvenirs.

Elle se demanda où était Martin, ce qu’il faisait en ce moment. Elle l’aimait bien et il l’ignorait, mais elle veillait sur lui. À sa façon. Dès son retour, elle se renseignerait. Puis sa pensée dériva, encore une fois. Où était Hirtmann ? Que faisait-il en ce moment ? Tout au fond d’elle-même, l’instinct du chasseur et l’impatience se réveillèrent. Une voix lui disait que le Suisse avait recommencé, qu’il n’arrêterait jamais. Elle se rendit soudain compte qu’elle avait hâte que ces vacances se terminent. Elle avait hâte de rentrer en France — et de reprendre la chasse…

Servaz passa le reste du dimanche à faire un peu de ménage, à écouter Mahler et à réfléchir. Vers 17 heures, le téléphone sonna. C’était Espérandieu. Son adjoint était de permanence. Sartet, le juge d’instruction, et le juge des libertés avaient décidé d’inculper Hugo et de le placer en détention provisoire. L’humeur de Servaz s’assombrit d’un coup. Il n’était pas sûr que le jeune homme sorte indemne de l’expérience. Il allait passer de l’autre côté du miroir, entrevoir ce qui se cachait derrière la belle vitrine de nos sociétés démocratiques, et Servaz se prit à espérer qu’il fût encore assez jeune pour oublier ce qu’il verrait.