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Il repensa à la phrase dans le cahier de Claire. Il y avait quelque chose de bizarre dans la présence de cette phrase. C’était à la fois trop évident et trop subtil. À qui était-elle destinée ?

— Tu es toujours là ? demanda-t-il.

— Oui, répondit son adjoint.

— Débrouille-toi pour trouver un exemplaire de l’écriture de Claire. Et demande une comparaison graphologique avec la phrase du cahier.

— La citation de Victor Hugo ?

— Oui.

Il passa sur le balcon. L’air était toujours aussi lourd et le ciel menaçant pesait de nouveau sur la ville, telle une dalle sombre. Le tonnerre n’était plus qu’un écho lointain et étouffé, le temps lui parut comme suspendu. Il y avait de l’électricité dans l’air. Il songea à un prédateur anonyme se déplaçant dans une foule, aux victimes de Hirtmann qu’on n’avait jamais retrouvées, aux assassins de sa mère, aux guerres et aux révolutions, et à un monde qui épuisait toutes ses ressources, y compris celles du salut et de la rédemption.

— Dernière nuit à Santorin, dit Zuzka en levant son verre de Margarita.

Devant leur table, les terrasses blanches, bleutées par la nuit, dévalaient vertigineusement vers le bord de la falaise, véritable défi aux lois de l’urbanisme et aux tremblements de terre, Lego de balcons et de lumières empilés au-dessus du vide. Tout en bas, la caldeira s’enfonçait lentement dans la nuit et l’îlot volcanique au centre n’était plus qu’une ombre noire. Toujours au mouillage dans la baie, le paquebot scintillait tel un arbre de Noël.

Une brise salée venue du large agita les cheveux noirs de Zuzka qui tourna son regard vers Ziegler. Dans la clarté des bougies, ses iris étaient d’un bleu très pâle avec une circonférence plus sombre tirant sur le violet. Elle portait un débardeur bleu dragée à bretelles, avec des sequins à l’encolure, un short en denim, une ceinture en cuir et un tas de breloques au poignet droit. Irène ne se lassait pas de la regarder.

— Cheers to the world, déclara-t-elle en levant son verre.

Puis elle se pencha par-dessus la table et roula une pelle à la gendarme, sous l’œil intéressé de leurs voisins. Sa langue avait un goût de tequila, d’orange et de citron vert dans la bouche d’Irène. Huit secondes, pas moins. Il y eut quelques applaudissements.

— Je t’aime, déclara Zuzka à voix haute sans en tenir compte.

— Moi aussi, répondit Irène, le feu aux joues.

Elle n’avait jamais été du genre démonstratif. Elle possédait une moto Suzuki GSR600, un brevet de pilote d’hélicoptère, un flingue, et elle aimait la vitesse, la plongée et les sports mécaniques, mais, à côté de Zuzka, elle se faisait l’effet de quelqu’un de timide et de maladroit.

— Ne laisse pas ces connards machos te prendre tête, d’accord ? (De temps en temps, Zuzka dérapait un peu sur les locutions françaises.)

— Compte sur moi.

— Et je veux que tu m’appelles tous les soirs.

— Zuzik…

— Promets.

— C’est promis.

— Au moindre petit signe de… dépresia, je débarque, annonça la Slovaque d’un ton comminatoire.

— Zuzik, j’ai un logement de fonction… Dans un immeuble plein de gendarmes…

— Et alors ?

— Ils n’ont pas vraiment l’habitude de ce genre de choses.

— Je mettrai fausse moustache, si c’est ça qui chagrine. On ne va pas passer vie à se cacher. Tu devrais changer de métier, tu sais, ça ?

— On en a déjà parlé… J’aime mon métier.

En dessous de leur terrasse, les ruelles se remplissaient à vue d’œil d’une foule compacte de touristes et de noctambules.

— Peut-être. Mais c’est lui qui ne t’aime pas. Si on allait faire un petit tour à la plage, histoire de profiter dernière nuit grecque ?

Ziegler hocha la tête, perdue dans ses pensées. Fini les vacances. Retour à la case Sud-Ouest. Elle aimait son métier : vraiment ? Tant de choses avaient changé depuis ce fameux hiver. Tout à coup, elle se revit dix-huit mois plus tôt, lorsqu’elle avait été emportée par l’avalanche, lançant un regard désespéré vers Martin avant qu’il disparaisse de sa vue, là-haut dans la montagne. Elle songea pour la centième fois à cet hôpital psychiatrique perdu dans la neige, à ses longs couloirs et à ses verrous électroniques, à l’homme énigmatique, souriant et pâle qui avait été enfermé là — et à la musique de Mahler…

La pleine lune brillait sur la mer Égée, dessinant un triangle argenté à la surface de l’eau. Elles se tenaient par la main, leurs sandales dans l’autre, marchant pieds nus à la limite des vagues. La brise marine soufflait plus fort ici. Elle caressait leurs visages. Par moments, des bouffées de musique leur parvenaient d’une des tavernes bordant l’immense plage de Périssa, puis le vent tournait et le grondement de la mer prenait le dessus.

— Pourquoi tu ne l’as pas dit, tout à l’heure, quand j’ai dit que tu devrais changer de métier ? demanda Zuzka.

— Dit quoi ?

— Que moi aussi je devrais changer.

— Tu es libre, Zuzka.

— Tu n’aimes pas ce que je fais.

— C’est grâce à ton métier qu’on s’est rencontrées.

— C’est justement ça qui te fait peur.

— Comment ça ?

— Tu sais très bien ce que je veux dire… Tu te souviens ? Quand je faisais striptease et que vous avez débarqué dans la salle, toi et cet autre gendarme… Tu crois que j’ai oublié ton regard ? Tu essayais de le cacher, mais tu ne pouvais pas détacher tes yeux de mon corps, ce soir-là. Et tu sais bien que je fais même effet à autres clientes.

— Si on changeait de sujet ?

— Depuis qu’on est ensemble, tu n’as remis les pieds au Pink Banana qu’une seule fois, cette nuit de décembre où j’ai laissé ce mot pour dire que je quittais toi, poursuivit la Slovaque sans tenir compte de la requête.

— S’il te plaît, Zuzka…

— J’ai pas fini. Et tu sais pourquoi ? Tu as peur de retrouver ton regard chez d’autres clientes. Tu as peur que je repère une comme j’ai repéré toi. Eh bien, tu as tort. J’ai trouvé toi, Irène. On s’est trouvées. Et personne ne peut venir entre nous, tu n’as rien à craindre. Il n’y a que toi. La seule chose qui puisse venir entre toi et moi, c’est ton métier.

Ziegler ne répondit pas. Elle regarda le triangle d’argent posé sur la mer. Elle se remémora la première fois où elle avait vu Zuzka se déshabiller sur la scène du Pink Banana, l’incroyable souplesse de sa colonne vertébrale et la façon dont elle faisait de son corps un instrument parfaitement maîtrisé.

— Tu es trop sensible pour ce boulot, dit Zuzka en continuant à avancer. Tous ces mois où je l’ai vu interférer dans ta vie privée, où j’ai subi humeurs sombres, silences, peurs. Je ne veux plus revivre ça… Parce que si tu n’arrives pas à séparer vie privée de ton putain de job, si tu n’arrives pas à débrancher quand on est ensemble, ce n’est pas de gouine venue mater moi que tu dois avoir peur, non, c’est de toi-même : tu es la seule personne qui peut nous séparer, Irène.

— Tu n’as plus à t’inquiéter, dans ce cas. Là où je suis, je n’aurai plus à m’occuper que de quelques sacs à main volés et de bagarres d’ivrognes.

Elle avait dit ça d’un ton las. Zuzka l’attrapa par la main et l’arrêta.