Le petit n’avait pas complètement renoncé. Il se précipita vers Ziegler. Cette fois, il y avait une lame au bout de son bras valide : elle la vit luire sous la lune l’espace d’un instant. Elle l’esquiva facilement, attrapa l’Anglais par son bras cassé et tira.
— Ahhhhhhhh ! hurla-t-il en tombant à genoux dans le sable pour la deuxième fois.
Elle le lâcha. Attrapa Zuzka par la main.
— Viens, on se tire !
L’instant suivant, elles s’enfuyaient en courant à tout berzingue vers les lumières, la musique et leur scooter garé près des tavernes.
— Tu vas avoir un beau coquard, dit Zuzka en caressant l’arcade enflée.
Ziegler s’examina dans le miroir de la salle de bains. Un œuf de pigeon qui allait du jaune moutarde au violet était en train d’apparaître. Et le pourtour de l’œil avait commencé à prendre les couleurs de l’arc-en-ciel.
— Juste ce qu’il me fallait pour reprendre le travail.
— Lève bras gauche, dit Zuzka.
Elle s’exécuta. Et grimaça.
— Tu as mal là ?
— Aïe !
— Tu as peut-être côté cassée, dit la Slovaque.
— Mais non.
— En tout cas, dès qu’on est rentrées, tu vas voir un médecin.
Ziegler hocha la tête en enfilant difficilement son débardeur. Elle retourna dans la chambre. Zuzka la traversa, ouvrit le frigo-bar et en sortit deux mignonnettes de vodka Absolut et deux bouteilles de jus de fruit.
— Et puisque dans ce foutu trou à rats on peut pas sortir sans se faire attaquer par des hooligans, on va boire ici. Ça calmera douleur. La moins ivre ramène l’autre au lit.
— Marché conclu.
Le téléphone le réveilla. Il s’était assoupi dans le canapé, avec la porte-fenêtre ouverte. Il crut une fraction de seconde que c’était le bruit de la pluie qui l’avait réveillé. Puis la sonnerie retentit à nouveau. Il s’assit, tendit le bras vers la table basse où son portable bourdonnait et vibrait comme un insecte maléfique, près d’un verre où stagnait un fond de Glenmorangie.
— Servaz.
— Martin ? C’est moi… je te réveille ?
La voix de Marianne… Une voix exténuée — la voix de quelqu’un à bout de nerfs, et qui a bu aussi.
— Ils ont mis Hugo en détention. Tu es au courant ?
— Oui.
— Alors, bordel, pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
Elle avait mis plus que de la colère dans cette dernière phrase. De la rage.
— J’allais le faire, Marianne… je t’assure… et puis j’ai… j’ai oublié…
— Oublié ? Putain, Martin, mon fils est envoyé en prison et tu oublies de me prévenir !
Ce n’était pas tout à fait vrai. Il avait voulu appeler, mais il avait longtemps hésité. Et il avait fini par s’endormir, épuisé.
— Écoute, Marianne, je… je ne crois pas que ce soit lui… je… il faut que tu me fasses confiance, je vais trouver le coupable.
— Te faire confiance ? Je ne sais plus où j’en suis… Mes pensées s’embrouillent dans ma tête, je deviens maboule à force de les remuer, j’imagine Hugo seul la nuit dans cette prison et ça me rend folle. Et toi… toi, tu oublies de m’appeler, tu ne me dis rien, tu fais comme si de rien n’était — et tu laisses le juge envoyer mon fils en taule alors que tu me dis à moi que tu le crois innocent ! Et tu veux que je te fasse confiance ?
Il eut envie de dire quelque chose, de se défendre. Mais il savait que ce serait une erreur. Ce n’était pas le moment. Il y avait un temps pour la discussion, pour les justifications — et un temps pour le silence. Il avait commis cette erreur par le passé : vouloir se justifier à tout prix, vouloir imposer son point de vue coûte que coûte, avoir le dernier mot. Ça ne marchait pas. Ça ne marchait jamais. Il avait appris… Il ne dit rien.
— Tu m’écoutes ?
— Je ne fais que ça.
— Bonsoir, Martin.
Elle avait raccroché.
Lundi
19.
Vertiges
Le lundi matin, Servaz avait rendez-vous à la morgue pour le résultat de l’autopsie. Vitres translucides. Odeurs de détergent. Longs couloirs sonores. Fraîcheur. Il y eut un éclat de rire derrière une porte, et puis le silence, et il se retrouva seul avec lui-même en descendant vers les sous-sols.
Un petit garçon dansait et courait autour de sa mère dans sa mémoire. Dansait et riait dans les rayons du soleil. Sa mère aussi riait.
Il chassa le souvenir. Franchit les portes battantes.
— Bonjour, commandant, dit Delmas.
Servaz jeta un regard en direction de la grande table élévatrice sur laquelle elle reposait. De là où il était, il voyait le joli profil de Claire Diemar. Sauf que sa boîte crânienne avait été méticuleusement sciée et qu’il distinguait la masse grise de son cerveau luisant dans la lumière des néons. Idem pour le torse fendu en Y dont les viscères rosés affleuraient à la surface de l’abdomen. Sur une paillasse, des prélèvements se trouvaient scellés dans des tubes hermétiquement fermés. Le reste était parti dans une poubelle pour déchets anatomiques.
Servaz songea à sa mère.
Elle avait subi le même sort. Il détourna le regard.
— Bon, dit le petit homme au teint rose et aux yeux bleu pâle, vous voulez savoir si elle est morte dans sa baignoire ? Autant vous le dire tout de suite, les morts par noyade, c’est vraiment la plaie. Et quand il s’agit d’une noyade dans une baignoire, c’est pire.
Servaz lui lança un regard en forme de question.
— Les diatomées, expliqua Delmas. Il y en a plein les rivières, les lacs, les océans… Quand l’eau est inhalée, elles diffusent dans tout l’organisme. Au jour d’aujourd’hui, le meilleur marqueur de noyade vitale connu. Sauf que l’eau d’adduction urbaine, elle, est très pauvre en diatomées, vous voyez le problème ?
Le légiste retira ses gants, les jeta dans une poubelle à pédale et s’approcha du robinet autoclave.
— En plus, les traces de coups sur le corps sont difficiles à interpréter à cause de l’immersion. Heureusement, elle n’a pas séjourné dans l’eau très longtemps.
— Il y a des traces de coups ? releva Servaz.
Delmas fit un geste en direction de sa propre nuque, ses mains roses et boudinées pleines de savon bactériologique.
— Un hématome au niveau du pariétal et un œdème cérébral. Un coup porté très violemment avec un objet lourd. Je dirais que le pronostic vital pourrait avoir été engagé dès ce moment, mais je crois plutôt qu’elle est morte noyée.
— Vous croyez ?
Le légiste haussa les épaules.
— Je vous l’ai dit, le diagnostic n’est jamais facile en cas de noyade. Les analyses nous en diront peut-être plus. Le strontium sanguin par exemple — si la concentration est très différente de la concentration habituelle dans le sang et très proche en revanche de celle de l'eau dans laquelle on l’a trouvée, on aura la quasi-certitude qu’elle est bien morte au moment de l’immersion dans cette fichue baignoire…
— Mmm.
— Même chose pour les lividités cadavériques : l’immersion a retardé leur formation. Et puis, l’examen histologique n’a pas révélé grand-chose…
Il semblait très contrarié.
— Et la torche ? dit Servaz.
— Quoi, la torche ?
— Vous en pensez quoi ?