— Rien. L’interprétation, c’est votre boulot. Moi, je me limite aux faits. En tout cas, elle a paniqué, elle s’est débattue si fort que les liens ont laissé des plaies très profondes dans ses chairs. La question est de savoir à quel moment elle l’a fait. Cela exclut vraisemblablement l’hypothèse d’un coup mortel sur le crâne…
Servaz commençait à en avoir assez des précautions oratoires du légiste. Delmas était un type compétent, il le savait. Et c’est parce qu’il était compétent qu’il était aussi d’une extrême prudence.
— J’aimerais une conclusion un petit peu plus…
— Précise ? Vous l’aurez, quand les analyses auront été effectuées. En attendant, je dirais 95 % de chances qu’elle ait été plongée vivante dans cette baignoire et qu’elle y soit morte noyée. Pas si mal, non, compte tenu des circonstances ?
Servaz songeait à la panique de la jeune femme, à l’explosion de peur dans sa poitrine à mesure que l’eau montait, à cet effroyable sentiment de suffocation qu’il avait lui-même éprouvé ce jour de décembre où il avait failli mourir étouffé par un sac plastique. Il songeait à l’insensibilité de celui qui l’avait regardée mourir ainsi. Le légiste avait raison : l’interprétation, c’était son boulot. Et elle lui disait qu’il n’avait pas affaire à un tueur lambda.
— Au fait, vous avez lu le journal ? demanda Delmas.
Servaz lui jeta un regard circonspect. Il avait encore en mémoire l’article lu dans la chambre d’Elvis. Le légiste se retourna, attrapa La Dépêche sur une paillasse et le lui tendit.
— Ça devrait vous plaire. Page 5.
Servaz tourna les pages en avalant sa salive. Il n’eut pas à tourner longtemps. C’était en gros titres. « HIRTMANN ÉCRIT À LA POLICE ». Bon sang ! L’article ne faisait que quelques lignes. Il évoquait un e-mail envoyé « au commandant Servaz de la police judiciaire » par quelqu’un qui se présentait comme étant Julian Hirtmann. « Selon une source judiciaire, il n’a pas été possible d'établir à ce stade s’il s’agit du tueur suisse ou d’un imposteur… » L’auteur de l’article répétait, comme le précédent, que le commandant Servaz était « celui-là même qui a mené l'enquête sur les meurtres de Saint-Martin au cours de l’hiver 2008–2009 ». Servaz n’en revenait pas. La colère montait en lui.
— Génial, non ? dit le légiste. J’aimerais savoir quel est le connard qui leur a refilé l’info. En tout cas, ça vient sûrement de chez vous.
— Faut que j’y aille, dit-il.
Espérandieu écoutait Knocked Up des Kings of Léon lorsque Servaz entra dans le bureau.
— Merde, t’en fais une tronche !
— Suis-moi.
Espérandieu regarda son patron. Comprit que l’heure n’était pas aux questions. Il ôta ses écouteurs et se leva. Martin était déjà ressorti. Il marchait à grands pas vers la double porte et le couloir conduisant au bureau directorial. Ils franchirent la porte coupe-feu l’un derrière l’autre, passèrent devant le petit coin salle d’attente avec ses canapés en cuir et devant le secrétariat.
— Il est en réunion ! lança la secrétaire en les voyant passer.
Servaz ne s’arrêta pas. Il frappa à la porte et entra.
— … avocats, notaires, commissaires-priseurs… On y va avec des pincettes mais on ne lâche rien, était en train de dire Stehlin à plusieurs membres de la Division des Affaires financières. Martin, je suis en réunion.
Servaz s’avança vers la grande table, salua les personnes présentes et déposa le journal ouvert à la page 5 devant le directeur du SRPJ. Stehlin se pencha. Regarda le gros titre. Releva la tête, mâchoires serrées.
— Messieurs, on terminera cette discussion plus tard.
Les quatre hommes se levèrent et sortirent, non sans avoir jeté à Servaz des regards interloqués.
— La fuite vient forcément de chez nous, asséna celui-ci d’emblée.
Le commissaire divisionnaire Stehlin était en bras de chemise. Il avait ouvert toutes les fenêtres pour faire entrer l’air encore relativement tempéré du matin et le vacarme du boulevard envahissait la pièce. La clim était en panne depuis plusieurs jours. Il indiqua d’un signe de tête les sièges en face de son bureau.
— Tu as une idée de qui il peut s’agir ? demanda-t-il.
Dans un coin, un scanner crachait des messages ; le divisionnaire le gardait branché en permanence. Servaz ne dit rien. Il avait perçu le ton et compris : attention aux accusations sans preuves… Il ne pouvait s’empêcher de comparer son nouveau patron à son prédécesseur, le commissaire divisionnaire Wilmer, avec son bouc soigneusement taillé et son sourire perpétuellement collé aux lèvres comme un herpès tenace. Wilmer arborait toujours le nec plus ultra en matière de costumes et de cravates. Pour Servaz, le poste qu’avait occupé Wilmer était la preuve qu’un imbécile peut grimper haut s’il a d’autres imbéciles au-dessus de lui. Lors du pot de départ de celui-ci, l’atmosphère avait été froide et guindée et, lorsque Wilmer y avait été de son petit discours de remerciement, les applaudissements très clairsemés. Stehlin s’était tenu à l’écart, sans cravate, en bras de chemise comme aujourd’hui. L’air d’un flic de plus au milieu des autres. Et il avait soigneusement observé son futur groupe. Servaz l’avait observé aussi. Il en avait conclu que son nouveau patron avait compris, dès cet instant, tout le travail qui l’attendait pour réparer les dégâts faits par son prédécesseur. Servaz aimait bien Stehlin. C’était un bon flic, qui avait connu le terrain — pas un technocrate qui ouvrait le parapluie à la moindre averse.
Stehlin se retourna et récupéra quelque chose derrière lui. Le même journal. Il le posa par-dessus le sien. Il n’avait pas attendu Servaz pour le lire.
— Je suis sûr d’une chose, dit celui-ci. Ça ne peut venir ni de Vincent ni de Samira, j’ai 100 % confiance en eux.
— Ça réduit sérieusement les possibilités, fit remarquer Stehlin.
— Oui.
Stehlin avait l’air sombre. Il croisait ses doigts sur le bureau.
— Tu suggères quoi ?
Servaz réfléchit.
— Balançons une info qu’il sera seul à connaître. Une info erronée… Si elle paraît demain dans le journal, on aura fait d’une pierre deux coups : on aura la certitude que c’est lui et on pourra apporter un démenti absolument formel et ainsi décrédibiliser le journaliste et sa source…
Il n’avait encore balancé aucun nom — mais il savait que le divisionnaire et lui pensaient à la même personne. Stehlin hocha la tête.
— Idée intéressante… Et à quelle info tu penses ?
— Il faut que ce soit suffisamment crédible pour qu’il avale l’hameçon… et suffisamment important pour que la presse ait envie d’en parler.
— Tu viens de chez le légiste, suggéra Espérandieu. On pourrait suggérer que Delmas a trouvé un indice capital. Un indice qui innocenterait définitivement le gamin.
— Non, intervint Servaz. On ne peut pas faire ça. Mais on peut dire qu’on a trouvé un CD de Mahler chez Claire Diemar…
— Mais c’est la vérité, dit Stehlin, perplexe.
— Justement. C’est ça, l’astuce. On ne donne pas le bon titre, le moment venu, on pourra dire avec la plus grande sincérité que c’est absolument faux, qu’on n’a jamais trouvé la 4e Symphonie sur place — sans préciser évidemment qu’on a trouvé un autre CD…
Servaz eut un sourire tordu.