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— Du coup, la piste Hirtmann dans l'affaire Diemar est tournée en ridicule et le journaliste qui aura publié le scoop décrédibilisé pour un bon moment. Réunion dans cinq minutes avec le groupe d’enquête !

Il se dirigeait déjà vers la porte lorsque la voix de Stehlin l’arrêta.

— Tu as dit « la piste Hirtmann » ? Il y aurait donc une piste Hirtmann ?

Servaz regarda son patron, haussa les épaules en feignant l’ignorance et sortit.

Grondements lointains, chaleur, air immobile et ciel gris. La campagne elle-même semblait dans l’attente de quelque chose, figée comme un insecte pris dans la résine. Les granges et les champs avaient l’air abandonnés, désertés. Vers 15 heures, il s’arrêta pour déjeuner dans un routier où des hommes parlaient bruyamment des performances de l’équipe nationale de football et des compétences de son sélectionneur. Il crut comprendre qu’au cours du prochain match elle affronterait le Mexique. Servaz faillit leur demander si c’était une bonne équipe mais s’abstint. Il fut surpris de son intérêt soudain pour la compétition et comprit qu’il nourrissait un secret espoir : que cette équipe soit éliminée le plus vite possible pour qu’ils puissent enfin passer à autre chose.

Perdu dans ses pensées, il entra dans les rues pavées de la petite ville presque sans s’en rendre compte. Il repensait à la conversation des routiers dans le restaurant et il fut soudain frappé par le fait que tout s’était passé en quelques heures un vendredi soir, pendant un match de football qui collait aux écrans de télévision le pays tout entier. C’était dans cette chronologie qu’ils devaient fouiller. Ils devaient se concentrer sur ce qui s’était passé juste avant et reconstituer minutieusement le déroulement chronologique. Il poussa plus loin sa réflexion. Il devait commencer par le point de départ : le pub qu’Hugo avait quitté quelques minutes avant que le crime ne soit commis. Il était de plus en plus persuadé que celui qu’ils cherchaient n’avait pas choisi cet endroit ni ce moment par hasard. Tout lui disait que le minutage était essentiel. Il gara sa voiture sur le parking de la petite place, sous les platanes, coupa le moteur et regarda la terrasse du pub. Elle était bondée. Des visages juvéniles. Des étudiants, garçons et filles. Comme en son temps, quatre-vingt-dix pour cent de la clientèle avait moins de vingt-cinq ans.

Margot Servaz se servit un café sans goût au distributeur du hall, y ajouta une dose de sucre supplémentaire récupérée à la cantine, colla ses écouteurs sur ses oreilles — signal qui voulait dire « ne venez pas me faire chier » — et jeta un coup d’œil discret au trio David/Sarah/Virginie, à l’autre bout du hall bondé et bruyant. Ils s’étaient retrouvés à la pause. Elle se mordit la lèvre inférieure en les épiant, tout en feignant de s’intéresser au panneau d’affichage sur lequel, parmi des dizaines d’autres, était placardée une affiche annonçant le « Bal de fin d’année organisé le 17 mai par l’Association des étudiants de Marsac » ainsi qu’une autre : « France-Mexique, diffusion sur écran géant, jeudi 17 JUIN, 20 H 30, FOYER F DE LA FAC DE SCIENCES. VENEZ NOMBREUX : bières et mouchoirs fournis ! » Quelqu’un avait écrit par-dessus, au gros feutre rouge : « DOMENECH À LA BASTILLE ! » Quelque chose dans leur façon de parler avec animation, en jetant des regards autour d’eux, la faisait tiquer.

Elle regretta de ne pas avoir appris à lire sur les lèvres. Elle détourna prestement le regard quand Sarah orienta le sien dans sa direction, fit mine de fouiller en râlant dans le réceptacle où tombait la monnaie. Quand elle leva de nouveau les yeux, ils s’éloignaient vers la cour. Elle leur emboîta le pas en sortant son papier et sa blague à tabac. Dans ses oreilles, Marilyn Manson chantait de sa voix de scie rouillée Arma-goddam-motherfuckin-geddon :

Mort aux dames d’abord, ensuite les messieurs. Les filles sataniques deviennent dingues Et foutrement suicidaires. D’abord tu essayes de le baiser Ensuite tu essayes de le bouffer. S’il n’a pas retenu ton nom Tu ferais mieux de le tuer…

Son chanteur et son groupe préférés… Elle connaissait absolument tout sur eux. À l’image de Marilyn Manson lui-même, le batteur du groupe se faisait appeler Ginger Fish, un croisement entre Ginger Rogers et Albert Fish, un tueur cannibale américain — tout comme le bassiste qui avait choisi comme pseudo, selon le même principe, Twiggy Ramiroz, combinaison du célèbre mannequin anglais Twiggy et du tueur en série Richard Ramirez. Elle se demandait toutefois si, plutôt que d’incriminer uniquement la NRA, la toute-puissante association américaine des détenteurs d’armes à feu, chaque fois que des adolescents faisaient un massacre dans une école américaine, il n’aurait pas fallu aussi se poser la question de l’effet que des clips si hypnotiques et des paroles si violemment incitatrices pouvaient avoir sur des cerveaux fragiles. Mais, bien entendu, c’était le genre de questions dont les défenseurs de la liberté d’expression artistique ne voulaient pas entendre parler. Margot s’était déjà fait traiter de « réac » et de « fasciste » quand elle avait suggéré que, peut-être, « quelques sous-merdes commerciales indûment taxées d’artistiques ne valaient pas un seul mort sur un campus américain ou ailleurs ». Bien sûr, elle aurait été prête à défendre bec et ongles ladite liberté d’expression si quelqu’un avait voulu l’attaquer — mais c’était le genre de provocation qu’elle affectionnait. Tout comme Socrate, elle aimait dégonfler les certitudes confortables de ses interlocuteurs. Démolir leurs réponses trop rapides. Jouer les empêcheurs de penser en rond.

Elle les chercha des yeux dans la foule. Les repéra. Ils s’étaient séparés. Sarah et Virginie fumaient en silence, David avait rejoint un autre groupe. C’est sur ce dernier que se porta son attention. Il avait disparu de la circulation pendant tout le week-end, mais Margot savait que, tout comme Elias ou elle, il n’était pas rentré chez lui. Où était-il passé ? Depuis qu’il était réapparu ce matin, il avait l’air agité et tendu. David était le meilleur ami d’Hugo. Il était rare de voir l’un sans l’autre. Elle avait plus d’une fois discuté avec lui. David horripilait par sa façon de ne rien prendre au sérieux, mais elle avait senti derrière cette façade bouffonne une gravité, une blessure qui troublait parfois son regard. On aurait dit que le sourire qui étirait perpétuellement ses lèvres au centre de sa barbe blonde n’était qu’un bouclier. Pour se protéger de quoi ?

Margot comprit que c’était sur lui qu’elle devait se focaliser.

— Tu as… rem… qu… com… Davi… l’air nerv… ?

La phrase franchit difficilement le mur sonore dans ses oreilles au moment où Marilyn Manson hurlait : « Baise, bouffe, tue, et refais-le encore. »

— Elias… constata-t-elle.

Elle retira l’un de ses écouteurs.

— Je t’ai suivie depuis qu’on est sortis de classe, dit-il.

Elle haussa un sourcil. Elias l’observait par-dessous sa mèche.

— Et alors ?

— J’ai vu ton manège… Tu les surveilles. Je croyais que tu trouvais mon idée débile ?