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Elle haussa les épaules, remit son écouteur en place. Il le lui retira.

— En tout cas, tu devrais te montrer un tout petit peu plus discrète, gueula-t-il, trop fort, dans son oreille. Et puis, je me suis renseigné : personne ne sait où était David ce week-end.

Le dubliners était tenu par un Irlandais de Dublin qui, bien entendu, affirmait que Joyce était le plus grand écrivain de tous les temps. Il était déjà là du temps où Servaz étudiait à Marsac. Francis et lui n’avaient jamais connu que son prénom : Aodhâgân. C’était toujours lui qui se tenait derrière le bar. Comme Servaz, Aodhâgân avait pris vingt ans de plus — sauf qu’à l’époque il avait l’âge du flic aujourd’hui. Vers le milieu des années 80, Aodhâgân était venu dans le Sud-Ouest enseigner l’anglais après une carrière officielle dans l’armée (certains prétendaient qu’en fait d’armée il s’agissait plutôt de l’Irish Republican Army), mais il était un peu trop colérique et bagarreur pour le corps enseignant et il s’était aperçu qu’il avait plus d’autorité derrière un bar que devant un tableau noir.

Le pub d’Aodhâgân était le seul à Marsac où on trouvait aussi, en plus du bois, du cuivre et des tireuses à bière en faïence, des rayonnages pleins de livres dans la langue de Shakespeare. Il était essentiellement fréquenté par les étudiants et par les représentants de la communauté britannique locale. Lorsque lui-même était étudiant, Servaz y venait plusieurs fois par semaine, seul ou en compagnie de Van Acker et de quelques autres, et il n’était pas rare qu’il prenne un livre sur les rayons en même temps qu’un demi ou un café, il s’était ainsi perdu, au long de ces glorieuses journées, dans la lecture émerveillée de L’Attrape-Cœur, de Gens de Dublin ou de Sur la route en version originale, un volumineux dictionnaire anglo-français à portée de la main.

— Bon sang, mais c’est le jeune Martin ou j’ai la berlue ?

— Plus si jeune que ça, vieille barbe.

L’Irlandais avait désormais les cheveux et la barbe plus gris que bruns, mais il avait toujours cet air moitié commando, moitié DJ dans une radio pirate des années 60. Il fit le tour de son comptoir et étreignit Servaz en lui tapant dans le dos.

— Qu’est-ce que tu deviens ?

Servaz le lui dit. Aodhâgan fronça les sourcils.

— Et moi qui croyais que tu serais le prochain Keats.

Servaz perçut la déception dans sa voix et, pendant une fraction de seconde, la honte le submergea. Aodhâgan lui fila une nouvelle claque dans le dos.

— C’est ma tournée ! Qu’est-ce que tu prends ?

— Tu as toujours ta fameuse brune ?

Aodhâgan répondit d’un clin d’œil, toute sa face plissée joyeusement. Quand il fut de retour avec la bière, Servaz lui montra le siège devant lui.

— Assieds-toi.

L’Irlandais lui lança un regard surpris. Et prudent. Même après toutes ces années, il avait reconnu le ton — et il n’aimait pas plus la police française qu’il n’avait aimé la police britannique.

— Tu as changé, dit-il en tirant une chaise.

— Oui. Je suis devenu flic.

Aodhâgan baissa la tête.

— S’il y a bien un métier dans lequel je ne t’aurais pas imaginé, dit-il doucement.

— Les gens changent, fit remarquer Servaz.

— Pas tous…

Il y avait une intonation douloureuse dans la voix de l’irlandais. Comme s’il lui était pénible de faire remonter à la surface trahisons, reniements et renoncements. Les siens ou ceux des autres ? se demanda Servaz.

— J’ai quelques questions à te poser…

II regarda Aodhâgan.

Qui soutint son regard. Servaz sentit que l’atmosphère était en train de changer. Ils n’étaient plus le Martin et le Aodhâgan d’antan. Ils étaient un flic et un type qui n’aime pas les flics face à face.

— Hugo Bokhanowsky, ça te dit quelque chose ?

— Hugo ? Évidemment. Qui ne connaît pas Hugo. Un garçon brillant… Un peu comme toi à l’époque. Non, plutôt comme Francis… Toi, tu étais plus discret, plus en retrait — même si tu n’avais rien à leur envier.

— Tu es au courant qu’il a été arrêté ?

Il inclina la tête en silence.

— Il était dans ton pub le soir où Claire Diemar a été tuée. Et il l’a quitté, selon certains témoins, quelques minutes avant le meurtre. Tu as remarqué quelque chose ?

L’Irlandais réfléchit. Puis il regarda Servaz comme les apôtres avaient dû regarder Judas.

— J’étais au bar, en train de servir, loin de la porte… Le pub était plein à craquer ce soir-là. Et, comme tout le monde, je suivais ce qui se passait à la télé. Non, je n’ai rien remarqué.

— Tu te souviens où Hugo et ses amis étaient assis ?

Aodhâgân montra une table près de l’écran de télé suspendu au mur.

— Là. Ils étaient arrivés tôt pour être aux meilleures places.

— Qui y avait-il à sa table ?

De nouveau, l’irlandais réfléchit.

— Je n’en suis pas sûr. Mais je crois bien qu’il y avait Sarah et David. Sarah, c’est une beauté, la plus jolie jeune femme qui fréquente mon établissement. Mais elle ne joue pas les princesses. C’est une chic fille. Un peu introvertie. Elle, Virginie, David et Hugo sont quasiment inséparables, ils me rappellent Francis, Marianne et toi au même âge…

Servaz sentit une couleuvre se déployer dans son ventre et se resserrer autour de son estomac.

— Tu te rappelles ? Quand vous veniez ici refaire le monde, discuter politique… Vous parliez de révolte, de révolution, de changer le système… Ah ! ah ! Bon Dieu, la jeunesse est partout la même ! Marianne… C’était quelque chose, tu te souviens ? Même la jolie Sarah ne lui arrive pas à la cheville. Marianne vous rendait tous dingues, ça se voyait… J’en ai vu passer, des étudiantes… Mais Marianne était unique.

Servaz lui lança un regard aigu. Il ne s’en était pas rendu compte à l’époque, mais Aodhâgân n’avait que quarante ans en ce temps-là. Même lui ne devait pas être totalement insensible aux charmes de Marianne. À cette aura de mystère et de supériorité qu'elle dégageait. À ce vent de folie qui l’entourait.

— David, lui, c’est le meilleur copain d’Hugo.

— Je sais qui est David. Et Virginie ?

— Une petite brune un peu boulotte, avec des lunettes. Très vive, très intelligente. Beaucoup d’autorité. Cette fille est faite pour le commandement, crois-moi. D’ailleurs, les autres aussi. C’est pour ça que vous étiez tous programmés, non ? Pour finir patrons, DRH, ministres ou Dieu sait quoi.

Tout à coup, Servaz se souvint de quelque chose.

— Il y avait une panne d’électricité quand on est arrivés à Marnée vendredi soir…

— Oui, heureusement que j’ai un générateur de secours. C’est arrivé dix minutes avant la fin du match… Bon Dieu, je n’arrive pas à le croire, grommela Aodhâgan.

— Quoi donc ?

— Que tu sois devenu flic… (Il émit un long soupir.) Tu sais, dans les années 70, j’ai été prisonnier à Long Kesh, la taule la plus pourrie d’Irlande du Nord… Tu as entendu parler des H-Blocks ? Des quartiers de haute sécurité. On les appelait ainsi parce que, vus du ciel, ils dessinaient de grands H. Long Kesh était une ancienne base militaire où l’armée britannique détenait les républicains et les loyalistes irlandais qui s’opposaient à l’occupation anglaise. Installations vétustes, saleté, humidité, fenêtres cassées, manque d’hygiène… Et ces enculés de matons y étaient de vrais nazis. L’hiver, il faisait si froid qu’on avait du mal à dormir. J’ai participé à la fameuse grève de la faim de 1981, quand Bobby Sands est mort après soixante-six jours, quand il a été élu député au fond de sa cellule par le peuple irlandais un mois avant de mourir, quand Margaret Thatcher s’est montrée inflexible. J’ai aussi fait la « Grève des couvertures » en 1978, quand on refusait de porter l’uniforme carcéral et qu’on se baladait nus sous de simples couvertures pleines de poux malgré le froid glacial, et aussi le « Dirty Protest » la même année — quand on a cessé de se laver et qu’on s’est mis à badigeonner les murs de nos cellules avec nos excréments et à uriner par terre pour protester contre la torture et les mauvais traitements. On nous servait de la nourriture avariée, on nous passait à tabac, on nous torturait, on nous humiliait… Je n’ai pas craqué, je n’ai pas cédé d’un pouce. Je hais les uniformes, jeune Martin, même quand ils sont invisibles.