— Alors, c’était vrai…
— Quoi donc ?
— Que tu as fait partie de l’IRA.
Aodhâgan ne répondit pas. Il regardait Servaz, imperturbable.
— Je me suis laissé dire qu’à l’époque l’IRA se comportait comme une véritable police dans les ghettos, suggéra Servaz.
Une flambée de colère dans les yeux de son vis-à-vis. Cet homme n’avait jamais oublié.
— Hugo est un bon garçon, dit Aodhâgan en changeant de sujet. Tu le crois coupable ?
Servaz hésita.
— Je ne sais pas. C’est pour ça que tu dois m’aider, flic ou pas.
— Désolé, mais je n’ai rien vu.
— Il y a peut-être un autre moyen…
Aodhâgân le regarda d’un air interrogateur.
— Parles-en autour de toi, pose des questions, essaie de savoir si quelqu’un a vu ou entendu quelque chose.
L’Irlandais lui jeta un regard incrédule.
— Tu veux que moi je joue les mouchards pour la police ?
Servaz balaya l’objection.
— Je veux que tu m’aides à faire sortir un innocent de prison, rétorqua-t-il. Un gamin qui a été placé depuis hier en détention provisoire. Un gamin que tu apprécies. Ça te parle suffisamment, ça ?
Derechef, Aodhâgân le fusilla du regard. Servaz le vit réfléchir.
— Voilà le marché, dit-il finalement. Je te communique toute information à décharge que je pourrais obtenir et je garde pour moi les informations à charge, qu’elles accusent Hugo ou quelqu’un d'autre.
— Bon Dieu de merde ! protesta Servaz en haussant le ton. Une femme a été tuée, torturée et noyée dans sa baignoire ! Et il y a peut-être un malade qui se balade dans la nature, prêt à recommencer !
— C’est toi, le flic, dit l’irlandais en se levant. À prendre ou à laisser.
À 17 h 31, il ressortit sur la petite place. Regarda le ciel. Il était plein de nuages noirs comme de l’encre. Il allait encore pleuvoir. L’inquiétude était toujours là. Servaz reconnaissait cette sensation au creux de l’estomac.
Quelque chose se passe sur cette place vendredi soir, pensa-t-il. Hugo dit qu’il ne se sent pas bien. Il n’est pas 20 h 30, le match de l’équipe de France n’a pas encore commencé. Il marche en direction de sa voiture. Quelqu’un sort juste derrière lui. Quelqu’un qui se trouvait mêlé à la foule du pub et qui attendait ce moment.
Une heure et demie plus tard, Hugo est trouvé par les gendarmes chez Claire Diemar. Que se passe-t-il dans les secondes qui suivent sa sortie du pub ? Est-il seul ou bien y a-t-il quelqu’un avec lui ? À quel moment perd-il connaissance ?
Il balaya du regard le parking et les rangées de voitures. Le tonnerre retentit au loin, rompant le calme de la soirée. Une brusque rafale de vent chaud le décoiffa et quelques gouttes transpercèrent l'air humide. De l’autre côté de la place se dressait le plus haut immeuble de Marsac — dix étages de béton — verrue disgracieuse au milieu des petits immeubles bourgeois et des maisons particulières. Le rez-de-chaussée était occupé par un salon de toilettage canin, une agence de Pôle Emploi et une banque. Servaz les repéra aussitôt. Les caméras de surveillance de la banque… Il y en avait deux. La première filmait l’entrée, la seconde le reste de la place. Donc le parking… Il déglutit. Un sacré coup de bol, voilà ce que ce serait. Trop beau pour être vrai. Mais il devait quand même vérifier.
Il reverrouilla la Jeep et remonta la rangée de voitures en direction de la caméra.
Constata qu’elle était orientée dans la bonne direction. Se retourna vers l’entrée du pub. Au moins vingt-cinq mètres… Tout dépendait à présent de la qualité de l’image. La caméra était sans doute trop éloignée pour identifier quelqu’un sortant du pub — sauf, peut-être, si on savait déjà à qui on avait affaire. Et peut-être aussi n’était-elle pas trop loin pour vérifier si quelqu’un était sorti après Hugo…
Il appuya sur le bouton d’appel de la banque et le mécanisme d’ouverture bourdonna. À l’intérieur, il traversa le grand hall, passa devant les clients qui attendaient aux guichets, franchit la ligne blanche et sortit son insigne devant l’une des quatre employées.
Il y avait une effigie de super-héros sur le comptoir. Il portait le logo de la banque. Servaz se dit que les publicitaires ne manquaient pas d’humour. Où était leur super-banquier entre fin 2007 et octobre 2008, quand les actionnaires du monde entier avaient perdu 20 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de la moitié des richesses produites en un an sur la planète grâce à la rapacité, à l’aveuglement — et à l’incompétence — des banques, des investisseurs et des traders ? Où serait-il quand la banque devrait tirer un trait sur les créances grecques, portugaises et espagnoles ?
Servaz demanda à voir immédiatement le directeur de l’établissement et l’employée décrocha son téléphone. Deux minutes plus tard, un homme dans la cinquantaine s'avançait dans sa direction, en costume-cravate, la main tendue mais le visage fermé.
— Suivez-moi, dit-il.
Un bureau vitré au bout du couloir. Le directeur lui demanda de s’asseoir. Servaz répondit que ce n’était pas la peine. Il lui expliqua en deux mots de quoi il s’agissait. Le directeur posa un doigt sur sa lèvre inférieure.
— Je ne crois pas que ça pose de problème, dit-il finalement, soulagé. Venez avec moi.
Ils ressortirent du bureau vitré et traversèrent le couloir. L’homme poussa une porte. Un local grand comme un cagibi et éclairé par une toute petite fenêtre en verre dépoli. Sur une table était posé ce qui ressemblait à un lecteur-enregistreur de DVD extra-plat avec une télécommande. À côté se trouvait un écran 19 pouces. Le directeur l’alluma.
— Il y a quatre caméras au total, dit-il, deux à l’intérieur et les deux dehors. La compagnie d’assurances n’en demandait pas tant. Elle exigeait seulement que le distributeur soit sous surveillance vidéo. Tenez.
Le directeur manipula la télécommande. Une mosaïque de quatre images apparut sur l’écran.
— C’est cette caméra-là qui m’intéresse, dit Servaz en posant un doigt sur le rectangle montrant le parking, en haut à gauche.
Le directeur appuya sur la touche 4 de la télécommande et l’Image envahit le moniteur. Servaz constata qu’elle était légèrement floue dans le fond, au niveau de l’entrée du pub.
— Vous enregistrez en continu ou sur détection de mouvement ?
— En continu pour les caméras à l’intérieur, sauf celle du distributeur qui fonctionne sur détecteur de mouvement. Les enregistrements se font en boucle.