Cinq minutes plus tard, un 4x4 de marque japonaise se garait sur la place. Le directeur en descendit et s’avança vers lui, l’air inquiet. Il pianota un code et Servaz entendit le bourdonnement de la serrure électronique, il poussa aussitôt le battant et fonça vers le cagibi.
Le petit appareil d’enregistrement avait disparu. Ne restaient plus que les fils de branchement sur la table.
C’était ça que voulait son agresseur. Récupérer l’enregistrement. Il avait pris un risque considérable. Pas de doute, c’était lui… Le personnage à la capuche. C’était lui qui avait tué Claire Diemar, lui qui avait drogué Hugo. Servaz n’avait plus le moindre doute. Pendant tout ce temps, il était là, épiant le flic, le suivant. Il l’avait vu s’approcher de la caméra de surveillance et entrer dans la banque.
Il avait compris ce que Servaz s’apprêtait à faire. Il n’avait aucun moyen de savoir si on pouvait le reconnaître, alors il avait pris ce risque insensé… Il avait dû s’introduire dans la banque avec les autres clients, puis se rendre aux toilettes et y rester planqué jusqu’à la fermeture. Il avait ensuite attiré Servaz à l’opposé du cagibi et, pendant que le flic était dans les toilettes, de l’autre côté de l’agence, il avait dérobé le disque dur et filé. Quelque chose comme ça.
Servaz jura. Il s’aperçut que ses vêtements trempés formaient déjà une flaque à ses pieds.
— Vous croyez qu’il était sur cet enregistrement… qu’il s’est introduit dans ma banque… celui qui a tué cette jeune femme ?
La voix du directeur tremblait presque. Il était en train de réaliser ce qui s’était passé. Il était livide. Servaz avait l’impression qu’on lui enfonçait une barre de fer dans le crâne tant la douleur était forte. Il devait voir un médecin. Il appela l’identité judiciaire et leur demanda d’envoyer une équipe.
— Rentrez chez vous, dit-il au directeur.
Puis il sortit de la pièce et se dirigea vers le hall. Ses semelles gorgées d’eau émettaient un bruit de succion à chaque pas. Sur un grand support en carton, une jolie employée lui adressa un sourire radieux. Elle avait un foulard aux couleurs de la banque noué autour du cou. Sans savoir pourquoi, Servaz maudit soudain tous ces publicitaires qui polluaient leur quotidien, leurs cerveaux et désormais la totalité de leurs existences de la naissance à la mort avec leurs manipulations mentales. Ce soir, il en voulait à la terre entière. Il laissa les portes se refermer derrière lui et alluma une cigarette à l’abri des balcons de l’immeuble. De quelque façon qu’il envisageât ce qui venait de se passer, il parvenait toujours à la même conclusion : il avait laissé filer l’assassin.
Le jour s’obscurcissait de plus en plus, sauf à l’est où le ciel était encore clair et brillant sous les nuages, et les ténèbres gagnaient sous les arbres de la place. Il regarda sa montre. 22 h 30. La police scientifique ne serait pas là avant une bonne heure.
L’inquiétude lui tordait le ventre. Il avait conscience que, tout près d’eux, un meurtrier n’hésitait pas à s’en prendre à des policiers, qu’il agissait avec un sang-froid et une détermination effrayants. Il évoluait à quelques mètres à peine, mettant ses pas exactement dans les leurs. Il était là, il ne les quittait pas. Servaz sentit les poils de sa nuque se dresser à cette idée.
Son portable bourdonna dans sa poche. Il regarda le numéro, C'était Samira.
— Ils ont identifié Thomas999, dit-elle dans l’appareil. Il ne s'appelle pas du tout Thomas.
Tout à coup, il fut très loin de la banque.
— Tu ne vas pas le croire, dit-elle.
On cogna à la porte. Margot jeta un coup d’œil à sa coloc endormie, regarda l’écran de son ordinateur allumé sur le lit, consulta l’heure dans le coin de l’écran. 23 h 45. Elle se leva. Entrouvrit le battant. Elias. Son visage lunaire et pâle — du moins la moitié qui n’était pas dissimulé par sa mèche de cheveux — se détachait sur l’obscurité du couloir.
— Qu’est-ce que tu fous dans le dortoir des filles ? Tu ne connais pas les téléphones et les textos ?
— Suis-moi, dit-il.
— Quoi ?
— Magne-toi.
Elle fut à deux doigts de l’insulter et de lui claquer la porte au nez, mais le ton de sa voix l’en dissuada. Elle retourna jusqu’à son lit, attrapa un short, un tee-shirt et les enfila. Il était près de minuit, elle était en culotte et en soutien-gorge, et Elias n’avait pas eu le moindre regard en direction de son corps qu’elle savait en général du goût des garçons. De deux choses l’une, soit il était vraiment puceau, comme certaines filles l’affirmaient, soit il était gay — comme le soutenaient parfois les mecs.
Elle appuya sur la minuterie et le couloir s’illumina.
— Putain, Margot !
Son cri n’était qu’un murmure rauque. Elle lui jeta un regard interrogateur. Elias haussa les épaules et ils se dirigèrent vers l’escalier. En bas des marches, dans le hall, deux bustes en marbre les regardèrent ouvrir la porte donnant sur le parc. Dehors, il y avait une accalmie au milieu de l’orage. Entre les nuages, la lune griffait la nuit tel un ongle pâle. La végétation n’en était pas moins gorgée d’eau et Margot la sentit pénétrer dans ses baskets dès ses premiers pas dans l’herbe.
— Où est-ce qu’on va ?
— Ils sont sortis.
— Qui ?
Il leva les yeux au ciel.
— Sarah, David et Virginie. Je les ai vus se diriger vers le labyrinthe l’un après l’autre. Ils ont dû s’y donner rendez-vous. Il faut faire vite.
— Attends. Et si on tombe sur eux ? On dira quoi ?
— On leur demandera ce qu’ils font là.
— Super.
Ils s’enfoncèrent dans les ombres. Ils passèrent près de la statue sous le grand cerisier et pénétrèrent dans le labyrinthe en se glissant sous la chaîne rouillée. Elias s’arrêta et prêta l’oreille. Margot l’imita. Silence. Partout, la végétation s’ébrouait dans le vent, s’égouttait en attendant la prochaine averse. Cela rendait tout autre bruit difficilement identifiable, mais cela couvrait aussi ceux qu’ils pouvaient produire.
Elle vit Elias hésiter puis prendre à gauche. À chaque tournant, elle craignait de tomber sur le trio. Les haies n’avaient pas été taillées depuis longtemps et parfois une branche lui griffait la figure dans le noir. La couverture nuageuse s’était reformée. Elle n’entendait rien d’autre que le bruit du vent et des feuillages détrempés en train de s’égoutter et elle commença à se demander si Elias ne s’était pas trompé.
Jusqu’au moment où les voix s’élevèrent. Toutes proches.
Elias s’immobilisa devant elle et lui fit un signe, la main levée, comme dans ces films de guerre où des commandos se faufilent en territoire ennemi. Elle faillit ricaner. Mais, au fond d’elle, elle n’avait pas envie de rire. Un sentiment de malaise commençait à la gagner. Elle retint son souffle. Ils étaient juste là… Après le prochain tournant. Ils firent deux pas de plus et, cette fois, la voix de David s’éleva haut et clair.
— C’est flippant, ça fout les boules, était-il en train de dire.
— Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? (La voix douce et voilée de Sarah, Margot la reconnut d’emblée.) Il n’y a plus qu’à attendre…
— On ne peut pas le laisser comme ça, protesta David.
Un courant électrique parcourut le duvet des bras de Margot. Elle n’avait qu’une envie : retourner dans sa chambre et retrouver Lucie. David avait une voix atone et geignarde. Une élocution approximative, qui dérapait sur certaines syllabes. Comme s’il était ivre — ou défoncé.