— Vous ne devinez pas ?
Le regard se fit moins amical.
— Claire Diemar, dit Servaz.
Pendant un instant, le député demeura rigoureusement immobile.
— Chéri, qu’est-ce que c’est ? dit une voix de femme derrière lui.
— Rien. Monsieur est de la police. Il enquête sur cette histoire de meurtre. Et, comme je suis le député-maire de cette ville…
Lacaze lui jeta un regard pénétrant. Servaz vit la femme s’avancer, franchir la porte vitrée. Elle portait un foulard noué sur la tête et une perruque bouclée en dessous. Ses sourcils avaient été remplacés par un épais trait de crayon noir et, même dans ce demi jour gris sombre, elle avait mauvaise mine. Malgré cela, elle était encore jolie. Elle lui tendit une main, Servaz la prit. La main ne pesa pas plus qu’une plume dans la sienne ; elle était sans force et sans énergie.
Il lut dans ses yeux que la nuit du cancer gagnait du terrain et, tout à coup, il eut envie de s’excuser et de repartir.
— C’est une histoire affreuse, dit-elle. Cette pauvre femme…
— Je n’en ai pas pour longtemps, s’excusa-t-il. Simple formalité.
Il regarda son mari.
— Si nous allions dans mon bureau, commandant ?
Servaz hocha la tête. Lacaze montra le sol. Servaz baissa les yeux et découvrit un paillasson. Il s’essuya docilement les pieds. Puis ils pénétrèrent dans la maison. Traversèrent le salon où une grande TV à écran plat diffusait un film en noir et blanc sous-titré, son coupé. Servaz aperçut deux verres à moitié remplis de scotch sur la table basse et une bouteille sur le bar. Un couloir éclairé par des spots. Pas la moindre déco sur le mur, de l’autre côté la nuit se plaquait contre la vitre. Lacaze poussa une porte au fond du couloir. Le bureau, comme il fallait s’y attendre, était vaste, moderne et confortable. Les murs d’ébène presque entièrement recouverts de photos encadrées.
— Asseyez-vous.
Lacaze passa derrière son bureau et se laissa tomber dans un fauteuil en cuir. Il alluma une lampe d’architecte. La chaise dans laquelle Servaz s’assit était faite de tubes chromés et de cuir souple.
— Personne ne m’a averti de votre visite, commença le député.
Il avait perdu toute urbanité.
— J’ai pris sur moi.
— D’accord. Que voulez-vous ?
— Vous le savez.
— Allez aux faits, commandant.
— Claire Diemar, c’était votre maîtresse…
Le député ne cacha pas sa surprise. Servaz ne posait pas une question, il affirmait.
— Qui vous l’a dit ?
— Son ordinateur. Pourtant, quelqu’un a pris soin de vider soigneusement ses deux messageries, celle de son travail et celle de son domicile. Une manœuvre passablement stupide, si vous voulez mon avis.
Lacaze le regarda sans comprendre. Ou alors c’était un bon acteur.
— « Thomas999 », c’est bien vous, non ? Vous échangiez des mails passionnés.
— Je l’aimais.
La réponse, laconique, directe, prit Servaz au dépourvu. Apparemment, Lacaze cultivait la franchise dans tous les domaines. Un politicien sincère ? Servaz n’était pas assez naïf pour croire qu’il existât un seul spécimen de cette espèce.
— Et votre femme ?
— Suzanne est malade. Et j’aime ma femme, commandant. Tout comme j’aimais Claire. Je sais que ça doit vous paraître difficile à comprendre.
Toujours cette apparente franchise. Servaz se méfiait des gens qui parlent toujours au nom de la vérité.
— C’est vous qui avez vidé les messageries de Claire Diemar ?
— Quoi ?
— Vous m’avez très bien entendu.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Vous connaissez la question rituelle, dit-il.
— Vous n’êtes pas sérieux ?
— Si.
— Je n’ai pas à y répondre.
— C’est vrai, mais j’aimerais que vous le fassiez quand même.
— Est-ce que vous n’auriez pas dû consulter monsieur le juge avant de venir nous importuner à une heure pareille, ma femme et moi ? Vous avez entendu parler, j’imagine, de l’immunité parlementaire ?
— Ces termes ne me sont pas inconnus.
— Donc, vous m’entendez à titre de témoin, c’est bien cela ? Sans quoi s’applique la double impossibilité de l’heure et de mon immunité.
— C’est bien ça. Juste une petite conversation entre amis…
— À laquelle je peux mettre fin à tout moment.
Servaz inclina la tête.
Le politicien le fixa, puis il se rejeta contre le dossier de son fauteuil en soupirant.
— Quelle heure ?
— Vendredi. Entre 19 h 30 et 21 h 30.
— J’étais ici.
— Seul ?
— Avec Suzanne. On se passait un DVD… Elle aime les comédies américaines des années 50, figurez-vous. Ces derniers temps, je fais tout pour lui rendre la vie plus… agréable. Vendredi, attendez, c’était Vacances romaines, je crois, mais il faudra le lui demander. Je n’en suis pas sûr. Elle pourra en témoigner si on en arrive là… Mais on n’en est pas là, n’est-ce pas ?
— Pour le moment, cette conversation n’existe pas, confirma Servaz.
— C’est bien ce qu’il me semblait.
Deux boxeurs au moment de la pesée. Lacaze le jaugeait. Il aimait les adversaires à la hauteur.
— Parlez-moi d’elle.
Servaz avait choisi le pronom intentionnellement. Il savait quelle chimie étrange le mot pouvait déclencher dans le cerveau d’un homme amoureux. Il le savait d’expérience.
De fait, il vit le regard de Lacaze vaciller. Touché. Le boxeur accusait le coup.
— Ah… bon Dieu… elle… elle… c’est vrai ce qu’on dit ?
Le député chercha ses mots.
— Qu’elle est morte… ligotée… noyée… Oh, merde… je crois que je vais vomir !
Servaz le vit se lever d’un bond et se précipiter vers la porte. Mais, avant de l’avoir atteinte, il avait déjà fait demi-tour. Il oscilla quelques instants au milieu de la pièce, comme s’il gisait dans les cordes, groggy, avant de revenir vers le fauteuil et de s’y laisser tomber — et l’analogie se prolongea dans l’esprit du flic : il ne manquait plus qu’un seau et un soigneur dans le coin du ring.
— Désolé.
Une sueur microscopique perlait sur le front du député, qui avait perdu toute couleur.
— Oui, répondit doucement Servaz à la question. C’est vrai.
Servaz vit le politicien baisser la tête jusqu’à toucher presque le sous-main avec le front. Les coudes sur le bureau, il posa ses mains à l’arrière de son crâne, les doigts croisés.
— Claire… oh, putain, Claire… Claire… Claire…
La voix de Lacaze n’était plus qu’un long lamento montant du fond de sa gorge. Servaz n’en revenait pas. Ou ce type était raide dingue de cette femme ou c’était le meilleur acteur du monde. Il semblait se moquer éperdument que quelqu’un assistât à la scène.
Puis il se redressa. Et Servaz vit les yeux rouges le fusiller. Il avait rarement vu quelqu’un d’aussi bouleversé.
— C’est le gamin qui a fait ça ?