— Désolé. Je ne peux pas répondre à cette question.
— Mais vous avez une piste, au moins ?
Il l’avait posée d’un ton presque suppliant. Servaz fit signe que oui. En avait-il une ? Il commençait à en douter.
— Je ferai tout mon possible pour vous aider, dit le député en reprenant ses esprits. Je veux qu’on chope l’ordure qui a fait ça.
— Dans ce cas, répondez à mes questions.
— Allez-y.
— Parlez-moi d’elle.
Lacaze respira fort et, comme le boxeur proche de l’épuisement qui retourne au combat, il se lança.
— C’était une fille très intelligente. Magnifique. Talentueuse. Claire avait tout pour elle, c’était une jeune femme bénie des dieux, elle avait tous les talents.
Bénie des dieux jusqu’à vendredi soir, pensa Servaz.
— Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Lacaze raconta. En détail. Avec, nota Servaz, une certaine complaisance et une émotion non feinte. Il avait été invité à visiter le lycée, comme tous les ans depuis qu’il était maire de Marsac. Il connaissait chacun de ses enseignants, chacun des membres du personnel : la khâgne de Marsac était l’une des vitrines de la ville pour attirer les meilleurs étudiants de la région. On lui avait présenté la nouvelle professeur de langues et de cultures antiques. Il s’était passé quelque chose, dès le premier contact, expliqua-t-il. Ils avaient bavardé, un verre à la main. Elle lui avait expliqué qu’auparavant elle enseignait le français et le latin dans un collège, qu’elle avait obtenu l’agrégation et enseigné dans un autre lycée avant de se voir proposer ce poste prestigieux. Il avait tout de suite senti qu’elle était seule et qu’elle avait besoin de quelqu’un à ses côtés pour débuter une nouvelle vie dans un nouvel environnement professionnel. Instinctivement, avec son flair inné pour lire dans la tête des gens — il avait hérité ce don de son père, précisa-t-il, le sénateur Lacaze. Dès la première rencontre, il avait été clair dans son esprit qu’ils n’en resteraient pas là. Et c’est ce qui s’était passé, à peine deux jours plus tard, lorsqu’ils s’étaient croisés dans une station de lavage de voitures. Ils étaient passés directement de la station à l’hôtel. Ça avait commencé comme ça.
— Votre femme était déjà malade à ce moment-là ?
Lacaze sursauta comme si on l’avait giflé.
— Non !
— Et ensuite ?
— Le truc habituel. On est tombés amoureux. J’étais un homme public. Il fallait faire preuve de discrétion. Cette situation nous pesait. On aurait voulu crier notre amour au monde entier.
— Elle vous demandait de quitter votre femme et vous ne vouliez pas, c’est ça ?
— Non. Vous avez tout faux, commandant. C’est moi qui voulais quitter Suzanne. Et c’est Claire qui était contre. Elle disait qu’elle n’était pas prête, que cela ruinerait ma carrière, elle refusait de prendre cette responsabilité alors qu’elle ne savait pas encore si elle voulait partager ma vie.
Une nuance de regret dans sa voix.
— Et puis, Suzanne est tombée malade et tout a changé… (Il plongea un regard blessé, des yeux infiniment tristes dans ceux de Servaz.) Ma femme m’a fait comprendre que j’avais un destin, que Claire était quelqu’un de trop égocentrique, trop centrée sur elle-même pour pouvoir m’aider à le réaliser. Qu’elle était ce genre de femme qui n’apporte jamais rien aux autres, mais qui les vide au contraire de leur substance pour nourrir la sienne. Elle m’a fait promettre… si elle venait à disparaître… de ne pas renoncer à mon avenir pour… pour elle…
— Comment était-elle au courant de votre liaison ?
Il vit les yeux de l’homme s’assombrir.
— Elle avait trouvé des indices, mené sa petite enquête. Ma femme a été journaliste. Elle a du flair et elle connaît le milieu. Disons qu’elle voulait savoir, sans en savoir plus que nécessaire.
— Vous fumez ?
Lacaze haussa un sourcil.
— Oui.
Quelle marque ?
Le député lui renvoya un regard intrigué, mais répondit néanmoins.
— Vous aviez déjà mis les pieds chez Claire ?
— Oui. Bien sûr.
Vous n’aviez pas peur que quelqu’un vous voie ?
II vit le politicien hésiter.
Il y a un passage… dans les bois… qui donne sur son jardin… (Servaz ne montra aucune réaction.) De l’autre côté, cela mène à une petite aire de pique-nique, dans la forêt, au bord d’une route. Le passage est pour ainsi dire impossible à repérer si vous ne savez pas qu’il existe… Je me garais là et je faisais le trajet à pied. Environ deux cents mètres. Les seules personnes qui auraient pu me voir, c’étaient les voisins d’en face : leurs fenêtres donnent sur le jardin de Claire. Mais c’était un risque à courir. Et je mettais toujours un vêtement à capuche. (Il sourit.) Cela nous pesait, mais c’était aussi excitant, en vérité. On se sentait comme des conspirateurs. Des ados fugueurs. Vous savez : le syndrome « nous-contre-le-monde-entier ».
Sa voix avait dérapé sur la fin : les meilleurs souvenirs deviennent des croix lourdes à porter dans certaines circonstances, se dit Servaz. Il pensa au passage dans les bois. Lacaze lui en aurait-il parlé s’il était l’homme qui épiait Claire en fumant dans les taillis ? L’avait-il espionnée et avait-il découvert qu’elle fréquentait quelqu’un d’autre ? Hugo ? Et le vêtement à capuche ? Est-ce que c’était lui qu’il avait vu sur la vidéo ? La silhouette lui avait paru plus grande et plus mince, mais il pouvait se tromper. Pourquoi Lacaze avait-il éprouvé le besoin de l’évoquer ? Est-ce que le politicien était en train de le mettre inconsciemment au défi de prouver sa culpabilité ?
— Bien, vous avez d’autres questions ?
— Pas pour le moment.
— Très bien. Je vous l’ai dit ; je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider. Mais… d’un autre côté… vous avez bien conscience de ma position.
Lacaze avait visiblement recouvré ses esprits. Servaz lui lança un regard volontairement chargé d’incompréhension.
— Ma position d’homme public, précisa le politicien, agacé. La classe politique de ce pays est à l’agonie. Moribonde. Nous n’avons plus aucune foi en nous-mêmes, nous nous partageons le pouvoir depuis si longtemps que nous n’avons plus la moindre idée nouvelle, la moindre chance de changer quoi que ce soit. Commandant, je n’ai pas honte de le dire : je suis l’une des étoiles montantes du parti. Je crois en mon destin. Dans deux ans, quand notre Président aura perdu l’élection, car il la perdra, je vais prendre la tête de cette formation — et c’est moi qui serai en première ligne en 2017. Quand la gauche devra à son tour affronter son bilan. Quand l’Europe comme le reste du monde seront partout le théâtre de révoltes et d’insurrections. Des hommes comme moi sont l’avenir. Vous comprenez les enjeux ? Ils dépassent largement votre enquête, la mort de Mlle Diemar ou le salut de mon couple.
Servaz n’en revenait pas : l’ambition dévorait cet homme.
— Et par conséquent ?
— Par conséquent, je ne peux pas me permettre la moindre ombre au tableau, le moindre soupçon, vous saisissez ? Car c’est cela que les gens voudront : des gens neufs, immaculés. Vierges de toute corruption, étrangers aux vieilles combines, touchés en aucune façon par quelque affaire que ce soit. Vous devez mener votre enquête avec la plus absolue discrétion. Vous savez comme moi que si mon nom vient à apparaître — même si je suis innocent —, il y aura toujours quelqu’un pour suggérer qu’il n’y a pas de fumée sans feu, pour alimenter la rumeur, pour me salir… Mais si nous parlions de votre carrière, au lieu de parler de la mienne. Je peux vous aider, commandant. J’ai de puissants appuis. Au niveau régional comme au niveau national. Mon avis est écouté en haut lieu. (Lacaze inspira à fond.) Je compte sur votre discrétion. Et sur votre loyauté. Ne vous méprenez pas : je veux qu’on trouve le salopard qui a fait ça au moins autant que vous — mais je veux aussi que cette enquête soit menée avec discernement.