Ben voyons… Servaz sentait la colère monter en lui. Le « je ferai tout pour vous aider » était déjà oublié. Lacaze lui proposait rien de moins qu’un échange de services, un renvoi d’ascenseur. Il se leva.
— Ne vous fatiguez pas. Je n’ai pas voté à une élection depuis près de vingt ans. Je suppose que ça fait de moi un individu fort peu réceptif à tout argument de type électoral. J’ai une dernière question.
Lacaze attendit.
— La prépa de Marsac, en dehors du fait que vous visitez le lycée une fois l’an, vous la connaissiez déjà ?
— Bien sûr, j’ai été élève à Marsac. C’est… comment vous expliquer ? Un endroit très particulier. Très différent de…
— Ne vous fatiguez pas. Je connais.
Lacaze lui lança un regard surpris. Servaz sortit et remonta le couloir.
En retournant vers le salon, il se cogna presque dans l’épouse du député. Elle se tenait droite comme un i devant lui et son regard posé sur Servaz était d’une froideur absolue. Elle tenait un verre de whisky qu’elle porta à ses lèvres sans cesser de le regarder, le défiant, les lèvres blanches et serrées. Il comprit le message implicite : elle savait — et elle aussi espérait qu’il saurait rester discret. Mais pour d’autres raisons.
— Vous avez du sang sur votre col, derrière, constata-t-elle d’une voix glaciale.
— Excusez-moi, bafouilla-t-il en rougissant. Désolé de vous avoir dérangée si tard.
— Ceux qui croient qu’il n’y a rien après la vie se trompent, dit-elle en regardant le fond de son verre. Il y a une éternité de silence. Ce n’est pas une chose facile à affronter. (Elle releva les yeux sur lui.) Foutez-moi le camp.
Il quitta le couloir, retraversa le salon en direction de la baie vitrée. Elle le suivit des yeux sans rien dire lorsqu’il repassa sur la terrasse. Il se sentait écrasé. Écrasé par le poids de la nuit qui régnait ici. Écrasé par celui de son propre passé. Écrasé par le contrecoup de ce qu’il avait éprouvé, là-haut, sur le toit. Il s’arrêta un instant sous l’abri du toit en béton, regarda la campagne noire et hostile. La douleur tambourinait toujours à l’arrière de son crâne, comme le rappel de quelque chose — mais de quoi ? Puis il releva son col et s’enfonça tristement dans les ténèbres.
22.
Nostalgie
Elle se pencha sur la cuvette des W-C pour vomir. Se rinça la bouche. Se lava les dents. Rinça de nouveau. Puis elle se redressa et regarda le fantôme qui la fixait dans le miroir. Elle le défia du regard comme elle le faisait depuis des mois. Mais elle sentit que le fantôme n’avait plus peur d’elle, qu’il était chaque jour plus fort.
Officiellement, le fantôme avait commencé à proliférer dix mois plus tôt dans son cou, mais elle savait qu’il était là depuis bien plus longtemps. Sous la forme d’une unique petite cellule de départ, aussi solitaire que fatale, qui attendait son heure : le moment où elle commencerait à se diviser en milliers, millions puis milliards de cellules immortelles. Ironie du sort : plus le nombre de cellules immortelles augmentait, plus elle se rapprochait de sa propre mort. Deuxième ironie : l’ennemi n’était pas extérieur mais intérieur. Il était né d'elle. Mécanisme moléculaire, division cellulaire, agents mutagènes, foyers secondaires… Elle était devenue une spécialiste. Elle avait l’impression d’éprouver physiquement la prolifération des cellules cancéreuses dans son corps, les armées du cancer qui circulaient sur les autoroutes de son système circulatoire, investissaient les bretelles, les échangeurs, les routes secondaires de ses capillaires et de ses ganglions lymphatiques, assiégeaient ses poumons, sa rate, son foie, envoyaient les métastases jusque dans son aine et dans son cerveau. Elle ouvrit l’armoire à pharmacie à la recherche de l’antiémétique. Fit couler de l’eau dans le verre à dents. Elle n’avait rien dans l’estomac à part de l’alcool, mais elle n’avait plus d’appétit. Elle avait repris la chimio au début de la semaine. Elle fredonna Feeling Good. La version de Muse ou celle de Nina Simone. Plus elle mourait, plus elle avait envie de chanter. Birds flying high you know how I feel / Sun in the sky you know how I feel. En sortant de la salle de bains, elle capta la voix qui montait du bureau. Il avait laissé la porte entrouverte. Pieds nus, elle s’approcha. Il était inquiet. Il parlait d’une voix fébrile dans le téléphone.
— On a un problème, je te dis. Ce flic ne va pas en rester là. C’est un coriace.
Elle posa une main sur son foulard et sa perruque. Vérifia leur position. Un nouveau haut-le-cœur. Elle se propulsa tout à coup très loin d’ici. Des planètes qui naissent et meurent, des étoiles qui cessent de briller au fond de l’espace, un bébé à naître dans un ventre pendant qu’une personne s’éteint, une vague qui se forme au large de l’océan et qu’elle chevauche sur une planche de surf à quinze ans, une sonate de Schubert qu’elle joue au piano à dix-neuf ans, applaudie par cent personnes, des varans dans une jungle, un lagon, un volcan, un sac à dos, un tour du monde effectué à vingt-huit avec l’homme bien plus âgé et marié qu’elle aimait alors. C’est cela qu’elle aurait voulu. Rembobiner le film… Repartir à zéro… Tout recommencer…
De nouveau, la voix paniquée à travers la porte.
— Je sais quelle heure il est ! Appelle-le et demande-lui ce qui se passe. Non, pas demain, cette nuit, merde ! Qu’il sorte le proc de son lit, bordel !
Où étais-tu et que faisais-tu vendredi soir ?
Elle sourit. Le chouchou des médias avait peur. Une peur bleue. Elle l’avait aimé. Oh oui. Plus qu’aucun autre. Avant de le mépriser. Plus qu’aucun autre également. Son mépris était en proportion de son amour d’autrefois. Était-ce un des effets secondaires de la maladie ? Elle aurait dû la rendre plus compréhensive, non ? Plus… empathique, comme disaient ces gens. Ses amis — journalistes, hommes politiques, toubibs, chefs d’entreprise, petits bourgeois. Elle se rendait compte à présent combien elle était entourée de pédants, de cuistres, de poseurs, la bouche pleine de jolis mots, de traits d’humour et de formules creuses qu’ils se passaient des uns aux autres. Combien lui manquaient les gens simples de son enfance. Son père, sa mère : de simples artisans. Leurs voisins, leurs amis, le quartier modeste où elle avait grandi.
— D’accord. Tu me rappelles.
Elle l’entendit raccrocher et elle s’éloigna discrètement. Elle l’avait écouté dire à ce flic qu’ils avaient passé la soirée ensemble à regarder un DVD. Qu’elle adorait les comédies américaines des années 50 — la seule vérité dans ce tissu de mensonges. Vacances romaines ! Elle faillit éclater de rire. Elle l’imagina en Gregory Peck et elle en Audrey Hepburn sur leur Vespa, filant dans les rues de Rome. Dix ans plus tôt, ils avaient ressemblé à ça, il est vrai. Un couple parfait. Que tout le monde admirait, enviait, jalousait… Dans chaque soirée où ils se rendaient, tous ces regards posés sur eux — elle, la jeune journaliste brillante et séduisante, lui, le jeune politicien plein d’avenir. Des regards émerveillés et envieux. Il était toujours un politicien plein d’avenir…