Des lustres qu’ils n’avaient pas regardé un film ensemble.
Elle l’avait entendu gémir comme un animal blessé sur la mort de cette pute. Sans se soucier du flic assis en face de lui. Il l’aimait à ce point ?
Où étais-tu vendredi ?
Une chose était sûre : il n’était pas à la maison ce soir-là. Pas plus que les autres soirs.
Elle ne voulait pas savoir. Il y avait suffisamment de ténèbres autour d’elle. Il pouvait bien rôtir en enfer ou dépérir en prison — mais une fois qu’elle serait morte. La tristesse, la solitude et la peur de la mort avaient un goût de poussière de plâtre dans sa bouche. Ou peut-être était-ce encore un tour du fantôme. Elle voulait mourir en paix.
Ziegler ouvrit la penderie et en extirpa, l’une après l’autre, plusieurs tenues d’uniforme qu’elle déposa sur le lit.
Une veste en tissu imperméable bleu marine et bleu roi avec deux bandes marquées « GENDARMERIE » sur le dos et la poitrine. Un blouson polaire bleu avec renforts de coudes et d'épaules. Plusieurs polos manches longues, deux pantalons, trois jupes droites, des chemises, une cravate noire et une pince de cravate, plusieurs paires d’escarpins et deux paires de rangers, des gants, une casquette et un chapeau qu’elle trouva aussi ridicule que la dernière fois où elle l’avait coiffé, juste avant les vacances.
Sauf qu’aujourd’hui elle ne revêtait plus ces tenues à l’occasion de cérémonies quelconques — prise d’arme ou visite du préfet —, mais quotidiennement. Ces uniformes que la plupart de ses collègues portaient avec fierté étaient à ses yeux les symboles de son déclassement et de sa disgrâce.
Elle avait passé deux ans à enquêter en civil à la Section de Recherche. Et voilà qu’elle revenait à la case départ.
Elle avait rêvé d’une promotion dans une grande ville. Une ville pleine de lumières, de bruit et de fureur. Au lieu de cela, elle se retrouvait à la campagne. Elle savait que, dans ces campagnes à l’air idyllique, la criminalité avait beau être moins visible, elle n’en était pas moins omniprésente. La voiture et les nouvelles technologies avaient permis au crime de se répandre dans tous les recoins du pays. D’un côté, les criminels urbains endurcis n’hésitaient plus à se déplacer vers des zones où la police était moins présente ; de l’autre, il suffisait d’un patelin de quelques centaines d’habitants pour trouver un ou deux crétins décérébrés dont les rêves de grandeur consistaient à égaler en saloperie leurs modèles citadins. Autant dire qu’ici comme ailleurs deux professions n’étaient pas menacées par le chômage : les avocats et les flics.
Mais elle savait aussi que, dès qu’une affaire d’importance se présenterait, elle lui échapperait aussitôt pour être confiée à une unité de recherches plus compétitive que sa modeste brigade.
Elle s’assura que toutes ses tenues étaient propres et repassées, puis elle les rangea de nouveau dans la penderie et s’empressa de les oublier. Ses vacances se termineraient demain matin. Pas question d’ici là de se laisser aller à des pensées négatives.
Elle ressortit de la chambre, traversa le salon minuscule de son appartement de fonction et s’empara du journal sur la table basse. Puis elle se dirigea vers le petit bureau sous la fenêtre, alluma son ordinateur et s’assit.
Ziegler retrouva l’article. Il n’y avait pas d’autres informations que celles de la version papier sur le site Internet du journal. En revanche, un lien renvoyait vers un article plus ancien — paru pendant qu’elle séjournait dans les îles grecques. Il s’intitulait : « MEURTRE D’UNE JEUNE PROFESSEUR À MARSAC. Le policier qui a résolu l’affaire de Saint-Martin chargé de l’enquête. » Elle ressentit un picotement.
— Bon dieu, vous avez une idée de l’heure qu’il est ?
Le ministre postillonna dans le combiné en tendant une main vers la lampe de chevet. Il jeta un coup d’œil à son épouse qui dormait profondément au milieu du grand lit, la sonnerie du téléphone ne l’avait même pas réveillée. L’homme à l’autre bout du fil ne broncha pas. Après tout, il était le président du groupe parlementaire à l’assemblée et il n’avait pas pour habitude de réveiller les gens pour des peccadilles.
— Vous vous doutez bien que si je vous appelle à une heure pareille, c’est qu’il s’agit d’une affaire de la plus haute importance.
Le ministre se dressa sur son séant.
— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un attentat terroriste ? Quelqu’un est mort ?
— Non, non, dit la voix. Rien de tout ça. Néanmoins, ça ne pouvait attendre demain, à mon avis.
Le ministre eut envie de lui dire que les avis sont à peu près aussi nombreux et différents que ce qu’ils avaient tous les deux entre les jambes, mais il s’abstint, il était pressé d’en savoir plus.
— De quoi s’agit-il ?
Le chef du groupe parlementaire le lui expliqua. Le ministre fronça les sourcils et, jetant ses jambes hors du lit, glissa ses pieds blancs dans ses pantoufles. Puis il sortit de la chambre et passa dans le bureau de son logement de fonction.
— Vous dites qu’il était l’amant de cette femme ? C’est une rumeur ou un fait ?
— Il l’a avoué lui-même à ce policier, répondit son interlocuteur.
— Bordel ! Il est encore plus con que je ne le pensais ! Et il ne vous aurait pas dit, par hasard, s’il l’a tuée ? ironisa le ministre.
— À mon avis, non, répondit son interlocuteur le plus sérieusement du monde. Je ne crois pas Paul capable d’une telle chose. SI vous voulez mon opinion, Paul est un faible qui veut se faire passer pour un fort.
Le président du groupe parlementaire ne fut pas fâché de cette saillie, qui innocentait son rival tout en l’abaissant. Il n’ignorait rien des ambitions de Paul Lacaze. Il savait que le jeune député convoitait son poste. Il détestait cet électron libre, ce jeune chien fou qui se posait en chevalier blanc de la politique. Le problème avec le blanc, songea-t-il, c’est que c’est salissant. Il n’était pas mécontent, au fond, de ce qui arrivait. Mais, à l’autre bout, le ministre soupira.
— Je vous conseille de rayer des mots comme « avis », « je crois » ou « opinion » de votre vocabulaire, le tança-t-il sèchement. Les électeurs n’aiment pas les opinions, ils aiment les actions et les faits.
Le chef du groupe parlementaire eut envie de répliquer, mais il rongea son frein. Il était assez fin politique pour savoir quand il valait mieux la fermer.
— Et ce flic, qu’est-ce qu’on sait de lui ?
— C’est lui qui a fait tomber Eric Lombard il y a un an et demi, répondit-il.
Un silence à l’autre bout du fil. Le ministre réfléchissait. Il regarda sa montre. Minuit douze.
— J’appelle la garde des Sceaux, décida-t-il. Il faut à tout prix garder le contrôle sur cette histoire avant qu’elle ne nous pète à la gueule. Et vous, vous rappelez Lacaze. Dites-lui qu’on veut le voir. Dès demain. Je me fous de savoir ce qu’il a dans son agenda. Qu’il se démerde.
Il raccrocha sans attendre la réponse. Chercha le numéro de la femme qui occupait la tête du ministère de la Justice. Il allait falloir qu’elle se renseigne très vite sur les magistrats en charge du dossier. L’espace d’un instant, il regretta le temps où les juges étaient à la botte du pouvoir, où, dans ce pays, on pouvait étouffer n’importe quelle affaire, où la vie du premier flic de France n’était faite que d’écoutes illégales, de rapports compromettants sur ses rivaux et de coups tordus. Il aurait adoré ce temps-là, mais ce n’était plus possible. Aujourd’hui, les petits juges mettaient leur sale groin partout et il fallait prendre garde au moindre faux pas.