Servaz regarda l’horloge sur le tableau de bord. Minuit vingt. Il n’était peut-être pas trop tard. Avait-il le droit de débarquer comme ça, à l’improviste ? Il eut à nouveau dans les narines son parfum, tel qu’il l’avait humé quand elle l’avait embrassé, samedi soir. Il décida que oui. Au lieu de revenir sur Marsac, il laissa le quartier résidentiel derrière lui et continua à travers les bois, puis il tourna à gauche au prochain carrefour, au milieu des champs. La route le ramenait directement vers le lac. En arrivant aux abords de celui-ci, la première maison le long de la rive nord, après avoir longé les bois et pris un dernier virage, était celle de Marianne. Il vit de la lumière au rez-de-chaussée, derrière les arbres. Elle n’était pas couchée. Il roula jusqu’au portail et descendit.
— C’est moi, dit-il simplement après qu’il eut appuyé sur le bouton et entendu le courant grésiller dans l’interphone — et il se rendit compte que son cœur battait un peu trop fort.
Il n’y eut aucune réponse, mais un déclic, et le portail s’ouvrit lentement tandis qu’il se remettait au volant. Il roula doucement sur le gravier, ses phares découpant les branches basses des sapins. Personne pour le guetter derrière les fenêtres, mais la porte d’entrée était ouverte en haut du perron.
Il la referma derrière lui et se laissa guider par le son de la télé. Il la trouva assise dans un canapé couleur sable, les genoux ramenés sous elle, au milieu des coussins, devant une émission littéraire. Un verre de vin à la main. Elle l’éleva vers lui.
— Cannonau di Sardegna, dit-elle. Tu en veux ?
Elle ne semblait pas surprise par sa visite tardive. Il n’avait jamais entendu parler de ce vin. Elle était vêtue d’un pyjama-short en satin. Le tissu bleu électrique du pyjama mettait en valeur sa chevelure blonde, ses yeux clairs et ses jambes hâlées — et il ne put s’empêcher de les admirer.
— Volontiers, dit-il.
Elle se déplia souplement et alla chercher un grand verre à pied dans le meuble-bar, le déposa sur la table basse et le remplit au tiers de sa hauteur. Le vin était sans doute bon, mais un peu trop corsé à son goût. Cependant, il devait bien admettre qu’il n’était pas un spécialiste. Elle avait coupé le son de la télé, mais laissé l’image. Réflexe de personne seule, se dit-il. Même sans le son, la télé était une présence. Elle avait l’air épuisée et triste, les yeux cernés, pas maquillée, mais il la trouva encore plus séduisante. Aodhâgân avait raison. Elle avait été, était toujours sans rivale. Sans maquillage, dépeignée et vêtue de ce seul pyjama, elle aurait pu débarquer dans une soirée et éclipser toutes les autres — malgré leurs bijoux, leurs robes de couturier et leurs visites de dernière minute chez le coiffeur.
Elle se rassit. Il se laissa tomber à côté d’elle sur le canapé.
— Qu’est-ce qui t’amène ? demanda-t-elle.
Avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle se tourna vers lui et sursauta.
— Bon sang, Martin, tu as du sang plein le col et les cheveux ! La fille se pencha et il sentit ses doigts qui écartaient délicatement sa chevelure.
— Tu as une très vilaine blessure… Il faut que tu voies un médecin… Comment est-ce que tu t’es fait ça ?
Il le lui dit en avalant une nouvelle gorgée de vin. Il savait qu'encore une ou deux comme celle-là et la tête lui tournerait. Il jeta un coup d’œil à l’étiquette. 14 degrés, pas moins… Il lui raconta les vidéos de surveillance de la banque, la deuxième silhouette, le bruit, la poursuite sur le toit.
— Est-ce que ça veut dire… est-ce que ça veut dire que la personne filmée par la caméra est le vrai coupable, selon toi ?
Il devina l’espoir qui nouait sa voix. Un espoir immense, démesuré.
— C’est possible, répondit-il prudemment.
Elle n’ajouta rien, mais il devina qu’elle réfléchissait intensément, tout en continuant d’écarter mécaniquement ses cheveux de l’extrémité de ses doigts.
— Tu ne peux pas rester comme ça… Il faut te recoudre.
— Marianne…
Elle se leva de nouveau et sortit de la pièce. Revint cinq minutes plus tard avec du coton, de l’alcool et une boîte de Steri-Strips.
— Ça ne va pas marcher, dit-il. Ou alors il va falloir que tu me rases le crâne.
— Et pourquoi pas ?
Il comprit que cela lui faisait du bien d’agir, de penser à quelqu’un d’autre qu’à Hugo, l’espace d’un instant. Il sentit la brûlure de l’alcool quand elle le désinfecta, tressaillit sous l’effet de la douleur lorsqu’elle appuya un peu trop fort. Elle sortit un Steri-Strip de la boîte, détacha la couche protectrice et essaya d’appliquer la suture mais renonça presque aussitôt.
— Tu as raison, il faudrait te raser.
— Pas question.
— Attends. Laisse-moi voir encore.
Elle se pencha de nouveau. Ses doigts farfouillant toujours dans ses cheveux. Elle était près. Trop près… Il prit conscience de la minceur de ce pyjama de satin qui le séparait de ce corps. Prit conscience de sa peau hâlée et chaude en dessous. De ses lèvres trop grandes, comme les siennes. Cela les faisait rire, dans le temps. Ils disaient que leurs bouches s’étaient trouvées. Les doigts de Marianne caressaient sa nuque… Il tourna la tête.
Vit ses yeux et en aperçut l’éclat.
Il savait que ce n’était pas le bon moment, que c’était la dernière chose à faire. Le passé était le passé. Il ne reviendrait pas. Pas comme avant. Pas un passé comme le leur. C’était impossible. Tout ce qu’ils y gagneraient, ce serait de mettre à sac leurs plus beaux souvenirs, de leur ôter une grande partie de la magie qu’ils conservaient à ce jour. Il était encore temps d’appuyer sur « pause » : il avait un million de bonnes raisons de le faire.
Mais la lame de fond déferla au creux de son ventre. Les doigts de Marianne glissèrent dans ses cheveux comme de l’eau et, pendant quelques secondes, il ne vit plus que son visage et ses yeux grands ouverts, scintillants comme un lac au clair de lune. Elle l’embrassa au coin des lèvres et il sentit ses mains, ses bras se glisser autour de lui. Tout à coup, le silence lui parut plus dense. Ils s’embrassèrent. Se regardèrent. S’embrassèrent de nouveau. Comme s’ils avaient besoin de s’assurer que tout cela était réel, et que c’était bien ce qu’ils souhaitaient. Ils retrouvèrent instinctivement les gestes du passé, cette façon bien à eux de se livrer : des baisers profonds, un abandon complet, où ils se laissaient totalement aller, paupières closes, là où Alexandra était toujours restée sur le seuil, bouche entrouverte, avec une réserve qui trahissait son besoin de contrôle, même pendant l’amour. Il aurait pu être aveugle qu’il aurait reconnu cette langue, cette bouche, ces baisers. C’était vrai ce qu’ils disaient : leurs bouches s’étaient trouvées. Il avait connu d’autres femmes — après Marianne et même après Alexandra —, mais il n’avait jamais retrouvé cette complicité, cette complémentarité. Il n’y avait qu’elle pour l’embrasser de cette façon.
Il la déshabilla rapidement et il reconnut de même la toison qui s’étendait entre ses cuisses, le cou long, les épaules larges, les boutons de ses seins, la tâche de naissance. Reconnut pareillement sa taille fine et ses bras minces et le bas de son corps plus robuste : la courbe ample, évasée, de ses hanches et les jambes solides comme celles d’un athlète, avec le même ventre étonnamment musclé que ses frères et elle devaient aux gènes paternels. Il reconnut aussi le mouvement de ce bassin se cambrant et venant à sa rencontre, reconnut l’humidité abondante sous ses doigts. Tout cela lui était si familier qu’il se rendit compte que le souvenir de ces sensations était niché là, inscrit quelque part dans les circonvolutions de son cerveau reptilien, attendant simplement d’être ressuscité. Et il eut l’impression de rentrer chez lui.