Ziegler n’avait pas sommeil. Elle avait repris sa routine nocturne, celle qui la maintenait éveillée toutes les nuits. Sa passion, sa traque. Mettant à jour ses infos. Révisant ses notes sur son MacBook Air après un mois de vacances pendant lequel Zuzka l’avait obligée à se déconnecter.
Les photos et les coupures de presse épinglées sur les murs de son coin-bureau témoignaient de son obsession. Si les membres de la cellule parisienne contactée par Servaz s’étaient introduits dans l’ordinateur d’Irène Ziegler, ils auraient sans doute été étonnés de la quantité d’informations qu’elle était parvenue à réunir en quelques mois sur un seul sujet : Julian Alois Hirtmann. Et peut-être auraient-ils estimé qu’elle aurait pu faire une excellente collègue. À l’évidence, Ziegler avait lu beaucoup de choses sur le sujet. En réalité, elle avait tout lu.
La gendarme avait trouvé dans les archives de la presse suisse une mine quasi inépuisable de renseignements sur l’enfance de Hirtmann, sur ses études de droit à l’université de Genève, sa carrière de procureur, son séjour de trois ans près la Cour pénale internationale de La Haye. Une reporter helvète avait longuement interrogé parents plus ou moins éloignés, voisins et habitants de Hermance, la petite ville sur les bords du Léman où Hirtmann avait grandi. L’enfance d’un tueur en série recèle toujours des signes avant-coureurs, tous les spécialistes le savent : timidité, solitude, sociabilité déficiente, goût pour le morbide, disparitions d’animaux dans le voisinage, rien que de très classique… La journaliste avait ainsi découvert un fait qui avait attiré l’attention des enquêteurs. À l’âge de dix ans, Hirtmann avait perdu son jeune frère Abel, huit ans, dans des circonstances mal élucidées. Cela s’était passé au beau milieu de l’été, alors que son petit frère et lui étaient en vacances chez leurs grands-parents ; leurs parents venaient tout juste de divorcer. Les grands-parents avaient une ferme, une grande bâtisse typiquement suisse, avec pigeonnier, vaches, oies, un vaste panorama, du bleu au-dessus, du bleu en dessous, près du lac de Thoune, dans l'Oberland bernois, et, derrière la maison, tout un alignement de glaciers « comme des assiettes sur un râtelier », selon l’expression de Charles Ferdinand Ramuz. Une vraie carte postale. Selon la journaliste, différents témoignages parlaient d’un enfant solitaire, se tenant à l’écart des autres, qui ne jouait qu’avec son petit frère. Chez leurs grands-parents, Julian et Abel avaient pris l’habitude de partir pour de longues excursions à bicyclette dans les environs du lac, qui pouvaient durer tout l’après-midi. Ils s’asseyaient dans l’herbe grasse et ils regardaient, en bas de la courbe harmonieuse et douce de la colline, les bateaux blancs qui sillonnaient le lac, écoutaient les cloches de la vallée rythmer lentement les heures, leurs joyeux carillons s’élevant comme des cerfs-volants dans les courants atmosphériques.
Ce soir-là cependant, Julian était rentré seul. Il avait déclaré, en pleurs, que son frère et lui avaient fait la connaissance d’un inconnu nommé Sebald. Ils l’avaient rencontré au début des vacances et, secrètement, ils partaient chaque jour le retrouver. Sebald — un adulte d’environ quarante ans — leur apprenait « un tas de choses ». Ce jour-là pourtant, il s’était montré bizarre et irritable. Quand Julian lui avait appris qu’Abel cachait deux Basler Làckerlis dans sa poche, Sebald avait voulu y goûter. « Je parie qu’Abel est le chouchou de sa maman, pas vrai, Julian ? Et que toi, tu es le mal-aimé ? » avait-il dit. Mais son petit frère avait obstinément refusé de partager les gâteaux avec Sebald. « Qu’est-ce qu’on fait ? » avait alors demandé celui-ci d’une voix doucereuse, qui les avait tous les deux fait frissonner. Et, lorsque Abel, qui commençait à avoir peur, avait manifesté le désir de rentrer, Sebald avait ordonné à son frère de l’attacher à un arbre. Le jeune garçon, qui voulait plaire à l’adulte tout en ayant aussi peur de lui, avait obéi malgré les supplications de son petit frère. Puis l’homme lui avait demandé de mettre de la terre et des feuilles dans la bouche d’Abel pour le punir pendant qu’ils mangeraient les pâtisseries devant lui. C’était à ce moment-là que Julian s’était enfui, abandonnant son petit frère aux mains de l’adulte.
Aussitôt après avoir entendu le récit de Julian, grands-parents et voisins s’étaient précipités sur les lieux, mais il n’y avait trace d’Abel et de Sebald nulle part. Finalement, le corps d’Abel avait été recraché par les eaux du lac une semaine plus tard. L’autopsie avait révélé qu’on lui avait maintenu la tête sous l’eau. Quant au mystérieux Sebald, les nombreuses investigations menées par la police suisse n’avaient pas permis d’en retrouver la trace ni même d’en établir l’existence.
À l’université, à en croire les enquêtes menées par plusieurs magazines d’investigation, Hirtmann était sorti avec une demi-douzaine d’étudiantes, mais il avait eu une seule histoire sérieuse : avec celle qui allait devenir sa femme. Ses anciennes conquêtes avaient été harcelées par la presse, tout comme ses condisciples de la faculté de droit, et leurs témoignages divergeaient en bien des points. Certains le décrivaient comme un étudiant parfaitement normal ; d’autres mentionnaient sa fascination pour la mort et le macabre. Il regrettait souvent, selon eux, de ne pas avoir suivi des études de médecine plutôt que de droit — et faisait preuve de connaissances anatomiques surprenantes. Dans une interview publiée par La Tribune de Genève, une étudiante prénommée Gilliane avait déclaré : « Il était intéressant et drôle, pas du tout inquiétant ni menaçant. Au contraire, c’était quelqu’un qui savait manipuler les gens en leur parlant, les embobiner. Il était aussi fascinant par ce côté noir qu’il se donnait — sa façon de s’habiller, ses goûts musicaux, ses lectures, sa façon de vous regarder, vous voyez… » Un autre journaliste avait recoupé ses différents voyages dans des pays limitrophes de la Suisse avec un certain nombre de disparitions de jeunes femmes. Plusieurs articles parlaient du séjour de trois ans que Hirtmann avait effectué à la Cour pénale internationale de La Haye où il avait eu à statuer, entre autres crimes, sur des faits de viols, de tortures et de meurtres commis par des forces armées — y compris celle des Casques Bleus.
Ziegler avait constitué une liste non exhaustive des victimes « possibles » de l’ancien procureur en Suisse, mais aussi dans les Dolomites, les Alpes françaises, la Bavière et l’Autriche, et noté un certain nombre de disparitions suspectes en Hollande pendant la période où il y avait séjourné. Dont celle d’un homme d’une trentaine d’années, un petit fouineur de journaliste qui, semble-t-il, avait flairé quelque chose avant tout le monde. Sans doute la seule victime masculine du Suisse avec l’amant de sa femme. La disparition d’une touriste américaine aux Bermudes alors qu’il était en vacances à quelques kilomètres de là était également comptabilisée, même si les autorités avaient conclu à une attaque de requins. À l’époque, la presse et la police lui avaient attribué une quarantaine de cas étalés sur vingt-cinq ans. Les calculs de Ziegler approchaient plutôt la centaine. Pas une seule n’avait été retrouvée… S’il y avait un domaine où Hirtmann était passé maître, c’était dans celui de faire disparaître les corps.