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Ziegler se renversa en arrière dans son fauteuil. Elle écouta un instant le silence de l’immeuble endormi. Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis que le Suisse s’était évadé de l’institut Wargnier. Avait-il tué pendant tout ce temps ? Elle aurait parié que oui. Combien de victimes à ajouter à la liste ? Le saurait-on jamais ?

La face sombre de Julian Alois Hirtmann avait éclaté au grand jour après le double meurtre de sa femme et de l’amant de celle-ci, le juge Adalbert Berger, un collègue du parquet de Genève, dans sa maison des bords du Léman, la nuit du 21 juin 2004. Hirtmann, qui avait l’habitude d’organiser des orgies fréquentées par la bonne société genevoise dans sa villa, avait invité ce soir-là le jeune juge à dîner pour régler entre gentlemen les modalités du départ d’Alexia, qui voulait divorcer. À la fin du dîner, alors que s’élevaient les Kindertotenlieder de Mahler, il les avait menacés d’une arme et les avait obligés à descendre à la cave, puis à se déshabiller, avant de les arroser de champagne pour finir par les électrocuter avec un godemiché électrique trafiqué. Cela aurait très bien pu passer pour un tragique accident, compte tenu du style de vie du couple, si le signal d’alarme de la maison ne s’était pas déclenché à cette occasion et si la police n’avait débarqué avant que l’épouse du Suisse, Alexia, n’eût fini de rendre l’âme.

L’enquête qui avait suivi avait permis de découvrir dans un coffre à la banque plusieurs classeurs remplis de coupures de presse concernant des dizaines de disparitions de jeunes femmes dans cinq pays limitrophes. Hirtmann avait déclaré qu’il s’intéressait à ces affaires par déformation professionnelle. Lorsqu’il s’était avéré que son système de défense n’était pas tenable, il avait commencé à manipuler les psychiatres. Comme la plupart des individus de son espèce, il savait parfaitement quel genre de réponses psychiatres et psychologues attendaient de quelqu’un comme lui ; nombre de criminels endurcis sont passés maîtres dans l’art de tourner le système à leur avantage. Le Suisse avait évoqué sa jalousie lorsqu’il avait découvert que ses parents aimaient beaucoup plus son petit frère que lui, le mépris de sa mère à son égard, l’alcoolisme et la violence de son père à son encontre, et même des gestes sexuellement déplacés de la part de sa mère — et il avait eu visiblement recours à ce don consommé pour manipuler les gens que l’étudiante avait évoqué dans son interview.

Julian Hirtmann avait séjourné dans plusieurs hôpitaux psychiatriques suisses avant d’atterrir à l’institut Wargnier. Là où Servaz et Irène l’avaient rencontré. Là d’où il s’était évadé, deux hivers plus tôt, grâce à une complicité interne.

Ziegler revint aux deux articles de presse. Celui intitulé « Hirtmann écrit à la police » et celui qui parlait de l’enquête de Martin à Marsac. Qui était à l’origine de la fuite ? Elle pensa à l’état d'esprit dans lequel devait se trouver Martin. Elle s’inquiétait pour lui. Ils avaient longuement parlé, après l’enquête de l’hiver 2008–2009, au téléphone et au cours de balades dans les montagnes, et il avait fini par lui confier le traumatisme qui le hantait depuis l’enfance. Elle avait pris cela comme une grande marque de confiance car elle était sûre qu’il n’en avait parlé à personne pendant des années. Ce jour-là, elle avait décidé de veiller sur lui, à sa manière, à son insu même — comme une sœur, une amie…

Elle soupira. Elle s’était refusée à toute incursion dans l’ordinateur de Martin au cours des derniers mois. La dernière fois qu’elle l’avait piraté, c’était lorsque le conseil d’enquête — la commission de discipline de la gendarmerie — avait été saisi de son cas par la Direction nationale. À cette époque, elle avait montré des aptitudes à s’introduire dans les ordinateurs des autres que le ministère de la Défense aurait sans doute trouvées intéressantes s’il en avait eu connaissance. Elle avait ainsi lu le rapport qu’il avait adressé à son sujet à l’instance disciplinaire. C’était un rapport très favorable, qui soulignait ce qu’elle avait apporté à l’enquête, les risques qu’elle avait pris pour capturer le coupable et qui invitait le conseil à faire preuve de clémence. Comme elle n’était pas censée l’avoir lu, elle n’avait pas pu le remercier. Elle avait ensuite compulsé les échanges de mails — nettement moins favorables — de plusieurs officiers supérieurs de la gendarmerie.

À plusieurs reprises, elle avait été tentée de prendre des nouvelles de Martin de cette façon — elle savait comment accéder à ses deux machines : celle du SRPJ et celle de son domicile —, mais, chaque fois, elle avait décidé de n’en rien faire. Non seulement par loyauté, mais aussi parce qu’elle n’avait pas envie de découvrir des choses qu’elle regretterait ensuite de connaître.

Tout le monde a ses secrets, tout le monde a quelque chose à cacher, et personne n’est uniquement ce qu’il paraît.

Elle comme les autres. Elle voulait garder de Martin l’image qu’il lui avait laissée : celle d’un homme qui aurait pu la séduire si elle avait été attirée par les hommes, un homme empêtré dans ses contradictions, un homme hanté par son passé, plein de colère et de tendresse en même temps, dont le moindre geste, la moindre parole donnaient à penser qu’il savait que le poids de l’humanité est fait des actions additionnées de chaque homme et de chaque femme. Elle n’avait jamais connu homme plus mélancolique. Et plus droit. Parfois, Ziegler se prenait à rêver que Martin trouve enfin quelqu’un qui lui apporterait l’insouciance et la paix. Mais elle savait que cela n’arriverait jamais.

Hanté — c’était le mot qui s’imposait quand elle pensait à lui.

Elle pianota rapidement sur le clavier et, cette fois, ne recula pas. C’est dans ton intérêt que je fais ça. Une fois à l’intérieur, elle s’orienta avec la dextérité d’un cambrioleur dans un appartement sombre. Elle passa la messagerie en revue et le retrouva : le mail dont le journal faisait état, le mail qu’il avait reçu récemment. Il l’avait transmis à Paris, à la cellule chargée de la traque du Suisse :

De : theodor.adorno@hotmail.com

À : martin.servaz@infomail.fr

Date : 12 juin.

Objet : Salutations.

Vous souvenez-vous de la Quatrième, premier mouvement, commandant ? Bedàchtig… Nicht eilen… Recht gemâchlich… Le morceau qui passait quand vous êtes entré dans ma « pièce », ce fameux jour de décembre ? Il y a longtemps que je songeais à vous écrire. Cela vous étonne-t-il ? Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai été très occupé ces derniers temps. La liberté comme la santé ne sont vraiment appréciées que lorsqu'on en a ôté longtemps privé.

Mais je ne vais pas vous importuner davantage, Martin. (Me permettez-vous de vous appeler Martin ?) J’ai moi-même horreur des importuns. Je vous donnerai bientôt de mes nouvelles. Je doute qu’elles soient à votre goût — mais je suis sûr que vous leur trouverez un intérêt.

Amitiés. JH.

Elle le lut — et le relut encore. Jusqu’à s’imprégner des mots. Elle ferma les yeux, serrant les paupières, se concentra. Les rouvrit. Puis elle parcourut le contenu des mails que Martin avait échangés avec la cellule parisienne et elle sursauta : Hirtmann avait peut-être été vu sur l’autoroute Paris-Toulouse, roulant à moto. Il y avait une pièce jointe et elle s’empressa de l’ouvrir. L’image tremblée, un peu floue, d’une caméra de surveillance à un péage… Un type de haute taille, casqué, sur une moto Suzuki. Il se penchait pour payer, tendait sa main gantée vers le guichet, son visage invisible nous le casque. Puis une autre image lui succéda. Un homme grand, blond, avec une barbiche et des lunettes de soleil payant à une caisse de supérette. Le blouson était identique, il y avait un aigle cousu dans le dos et un petit drapeau américain sur la manche droite. Ziegler sentit la chair de poule hérisser sa peau.